Yves Schwartz
Philosophe du travail, directeur du Département d’ergologie, Université de Provence
« L’expérience est-elle formatrice ? » est le titre d’un article de la revue Éducation Permanente (n°158 mars 2004) dans lequel Yves Schwartz pose la question de l’articulation entre le savoir formel et celui que peut apporter l’expérience, notamment celle du travail. Il aborde tout d’abord l’histoire du concept philosophique d’expérience depuis Platon jusqu’à Marx en passant par Descartes, Diderot, Kant, Hegel et Hume.
Il évoque ensuite les travaux de psychologie expérimentale qui étudient « des types de raisonnements, d’inférences, de procédures intellectuelles » et en repère les limites. D’une part « il s’agit de modéliser des classes de situations (…), donc, via les sciences cognitives, de désingulariser ou déshistoriciser la dimension de l’expérience, pour parler plutôt d’expérimentation, de protocoles. » Il considère que « cette dimension ne peut pas nous aider à explorer ce qui est intégré dans les différentes trajectoires du parcours d’activité industrieuse des personnes ». D’autre part, « comment faire la part de ce qui, dans l’expérience, tout en étant manifestement à intégrer dans la compétence, est enfoui dans le corps (…) et qui est plus ou moins inconscient et pas directement verbalisable ? ». Enfin, « cela défait le lien entre l’expérience personnelle et (…) le débat de valeurs. Or, « on ne peut pas éliminer la rencontre des valeurs de la façon dont se structure l’expérience ». Il conclut : « L’expérience ne doit pas être un concept générique, il faut pouvoir l’individualiser à travers des situations et des parcours toujours en partie singuliers » (p. 17).
« Toute situation de travail est toujours en partie (…) application d’un protocole et expérience ou rencontre de rencontres. (…) Dans nos environnements de travail, régulés par des normes techniques, économiques, gestionnaires, juridiques, toute situation de travail est toujours partiellement l’application de normes antécédentes, qui, s’il n’y avait qu’elles, feraient d’une situation de travail l’équivalent d’un protocole expérimental. Il faut ainsi distinguer profondément l’expérimentation et l’expérience, c’est à dire la rencontre ». (…) D’une certaine manière, l’ambition du gouvernement taylorien de travail était de faire des actes de travail l’équivalent d’un protocole expérimental où tout aurait été pensé par d’autres avant que les exécutants n’agissent» (p. 18).
Mais l’expérience est toujours « une rencontre de personnes, de situations singulières, de milieux particularisés par leur histoire commune, d’outils de travail : une rencontre de rencontres en somme. (…) Toute activité est un débat, une dramatique, en ce sens qu’il se passe quelque chose entre des normes antécédentes - ce qui est du côté du protocole – et tout ce qui concerne la rencontre de rencontres.» (p. 19).
« La spécificité de la compétence acquise dans l’expérience est d’être investie dans des situations historiques (…) contrairement aux savoirs académiques, formels, qui eux sont désinvestis, c’est à dire qu’ils peuvent être définis (…) indépendamment des situations particulières. »
« Il existe une variété d’intermédiaires entre les savoirs investis – qui sont plus ou moins en voie de conceptualisation, que l’on peut mettre en mots et qui ont des continuités acceptables avec les concepts tels qu’on les enseigne – et les savoirs enfouis dans les corps, provisoirement, voire définitivement, inconscients. » (p. 20).
« Ces éléments de l’ordre de l’investi dans l’histoire peuvent être délaissés, négligés, voire méprisés (…) ou bien, au contraire, on peut tenter de les déplier, parce que, dans la mesure où il y a du savoir, il n’est pas impossible de les articuler sur des savoirs formels. Cela permet de rétablir une relation d’interfécondation.»
« Travailler, c’est toujours gérer des débats de normes articulés sur un monde de valeurs. »
« Toute activité est toujours dramatique d’usage de soi, par soi et par d’autres. Cette dramatique est loin d’être toujours consciente, c’est donc un travail sur soi-même ; on s’y découvre aux deux sens du terme : on se découvre soi-même et on se découvre face aux autres » (p. 21).
Cette pratique suppose la mise en mots de l’expérience, mais il n’est pas facile de parler de soi au travail.
« C’est un risque d’aller exprimer cela dans une situation professionnelle, réglée par des relations hiérarchiques, une subordination juridique. Il faut un climat favorable et un contrat clair pour que cela puisse avoir lieu » (p. 22).
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