reconnaissance
Extrait du chapitre "Apprentissage par l'expérience et demande de reconnaissance", in La Validation des Acquis de l’Expérience dans les métiers du travail social, C. Thouvenot (Coord.), L’Harmattan, 2008
Enjeux de la reconnaissance des acquis expérientiels
J'évoquerai d’abord la réflexion de Yves Schwartz (1988, 2004) qui considère que toute expérience professionnelle, toute activité, est à la fois application de protocoles (de normes) et rencontres (ensemble d’interactions avec les autres, avec des situations singulières et des problèmes à résoudre), et que ces rencontres sont à situer dans une histoire personnelle et sociale. Il insiste sur le fait que la mise en mots de l’expérience n’est jamais facile, à la fois parce que les savoirs expérientiels sont en partie tacites (incorporés et inconscients), et parce que parler de soi, de son expérience, dans une relation asymétrique pouvant conduire à un jugement, à une évaluation, soulève des résistances.
Cela conduit à l’idée qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une approche compréhensive et clinique afin d'écouter et de comprendre ce qui se joue et comment cela se joue, du point de vue des différents acteurs concernés. Du point de vue des demandeurs de VAE, ce qui se joue relève tout d’abord de la reconnaissance : reconnaissance du travail, (Y. Schwartz 1997, C. Dejours 2000), mais plus largement besoins (ou demande) de reconnaissance, dont T.Todorov (1995) a remis en évidence la dimension fondatrice du moi et de l'identité. Nous pensons aussi que la réflexion d’un philosophe comme Axel Honneth (2000), qui parle de "lutte pour la reconnaissance", nous permet d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui en jeu. Cet auteur, s’appuyant sur les travaux philosophiques, d'Aristote à Hegel, et sur l'oeuvre de G. H. Mead, a développé une réflexion sur les étapes de la reconnaissance inter-subjective par lesquelles passe le sujet et à travers lesquelles il construit son identité. Il a ainsi montré leur rôle dans la construction de la confiance en soi (reconnaissance affective), du respect de soi (reconnaissance juridique des droits de la personne) et de l'estime de soi (reconnaissance des capacités et qualités par une communauté solidaire autour de valeurs partagées, comme celle que l’on peut trouver dans l’exercice réussi d’une activité professionnelle).
Il faut aussi évoquer sur ce point l'ouvrage de Paul Ricoeur « Parcours de la reconnaissance » et notamment le dernier chapitre de la deuxième partie, sur les capacités et pratiques sociales. Nous citerons aussi le chapitre de la troisième partie dans lequel il discute les thèses d’Axel Honneth et s’interroge notamment sur ce point : « la demande de reconnaissance affective, juridique et sociale, par son style militant et conflictuel, ne se résout-elle pas en une demande indéfinie » et où il parle de « quête insatiable et de conscience malheureuse ».
On peut formuler une autre critique à la thèse d’Axel Honneth, c’est qu’elle passe sous silence une dimension qui nous semble aussi fondamentale que les trois modes de reconnaissance qu’il développe et les trois formes de mépris ou de déni de reconnaissance qui y sont associés. Il s’agit de la reconnaissance qui s’adresse au sujet apprenant, qui est exprimée (ou non) dans les relations éducatives et qui porte sur sa capacité à apprendre, à développer ses connaissances et ses capacités dans les situations d’apprentissage. Bruner (1996) affirme que les réussites et les échecs, les jugements et les évaluations subis au cours de la scolarité ont un rôle important dans la construction de l’identité et de l’estime de soi. Ce mode de reconnaissance permet de développer une assurance (ou une insécurité) cognitive, la confiance dans sa capacité à apprendre ou au contraire la crainte (voire la conviction) de ne pas en être capable pour les sujets qui ont intériorisé le déni de cette capacité que le système éducatif, par la voix de leurs enseignants, leur a trop souvent renvoyé. Il faudrait donc ajouter une colonne au tableau résumant les modèles de reconnaissance intersubjective que propose Honneth, afin de prendre en compte cette dimension et cet enjeu des situations éducatives. (Cf. le tableau en annexe). En conséquence, nous considérons que ce qui se joue dans la demande de validation des acquis concerne principalement cette capacité (et cette dignité) de sujet apprenant que le demandeur de VAE cherche sans doute à restaurer ou à renforcer. Elle concerne aussi l’estime sociale liée à la reconnaissance d’une compétence professionnelle, et la reconnaissance juridique liée à l’exercice de droits, dans la mesure où la VAE est entrée dans le droit du travail, sans oublier la dimension affective sous-jacente à toute interaction dans laquelle la reconnaissance et l’identité sont en jeu.
Ces travaux nous aident à penser la socialisation professionnelle et la construction ou l'évolution de l'identité professionnelle comme un sous-ensemble d'un processus plus global de socialisation et d'individuation (Habermas, 1993) avec toutes ses dimensions : affective, cognitive, professionnelle et citoyenne. Ils nous fournissent une grille de lecture nous permettant d'en comprendre les enjeux existentiels et la signification que les intéressés lui attribuent.
Pour terminer cette revue des questions soulevées par la reconnaissance et la validation des acquis, nous mentionnerons d’autres travaux qui abordent les aspects institutionnels et méthodologiques de la validation des acquis ; ils portent sur un ensemble de questions dont nous citerons les principales, sur la base de quelques travaux récents publiés en langue française :
- Quels types de services et de procédures sont à mettre en place ? Doivent-ils être distincts des organismes de formation et des institutions qui délivrent habituellement les diplômes (Feutrie 2003, 2004) ?
- Quelle place donner aux employeurs, aux formateurs, quelle répartition des rôles et des responsabilités (Liétard 1999) ?
- Sur la base de quels critères et avec quelles méthodes évaluer les apprentissages expérientiels (Presse 2004) ?
- Sont-ils de même nature, identiques, équivalents ou au moins comparables avec les connaissances acquises en formation ? À quelles difficultés théoriques, méthodologiques et éthiques sont confrontés les membres des jurys de validation des acquis (Astier 2004, Lenoir 2004) ?
- Comment aider efficacement et accompagner la réflexion des candidats à la V.A. et le travail d’élaboration des dossiers qui serviront de base à l’évaluation de leurs acquis (Mayen 2004) ?
- Quelles conséquences, quels effets la validation des acquis aura sur les personnes concernées, sur la gestion des ressources humaines, sur la valeur et la reconnaissance des diplômes (Hébrard 2004) ?
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