François Flahault
Ci-dessous des extraits de son livre Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société, Mille et une nuits, 2003.
(Voir aussi son dernier livre : Où est passé le bien commun ?, Mille et une nuits, 2011)
Depuis longtemps, une même conception fondamentale de l'être humain et de la société s'est ancrée dans les esprits, un fond d'idées reçues qui ont fini par passer pour des évidences. Au point que, dans le champ de la réflexion politique, les débats semblent incapables de remonter jusqu'à ces présupposés fondamentaux, impuissants à remettre en question ces "évidences" partagées. (…) La pensée sociale et politique n'avancera que si l'on revient sur ces présupposés – sur notre conception sous-jacente de l'être humain – pour les soumettre à un examen critique. (p. 13).
Une pensée qui patauge et du coup s'abandonne à l'économisme ambiant n'est pas en mesure de concevoir une perspective d'avenir.
Nous nous trouvons aujourd'hui, tout le monde le sait, dans une situation de vide de la pensée progressiste. (p. 14).
Nos verrons au cours des pages qui suivent que la vie en société précède l'émergence des individus, que l'économie n'est donc pas la seule base de la société, que l'être même des individus n'est pas extérieur à la vie en société, mais qu'il se constitue dans et par celle-ci, de sorte que leur interdépendance est beaucoup plus profonde que la notion de contrat ne nous le fait croire. (p. 15).
D'un côté des réalités qui suscitent l'insatisfaction ou l'indignation, de l'autre, le désir d'une société plus juste et plus humaine. De telles réactions émanent de consciences vigilantes, elles sont nécessaires et salutaires. Mais sont-elles suffisantes ? Non, car une position morale, si justifiée soit-elle ne saurait tenir lieu de politique. On n'a jamais vu un mouvement politique se fonder uniquement sur un discours moral et se dispenser d'une analyse de la réalité. (p. 19).
Les sociétés humaines ne se développent pas sur la base d'une seule logique (celle de la production et de la circulation des commodités matérielles), mais de deux, la seconde concernant le soutien et l'entretien de l'existence psychique des personnes. (p. 28).
Il ne s'agira plus, comme on s'est évertué à le faire depuis Platon jusqu'à nos jours, de penser le social à partir de l'individuel, mais au contraire de comprendre comment les individus se constituent dans et par la vie en société. Il s'agira de comprendre comment le rapport aux autres précède le rapport aux choses. (p. 33).
Les repères qui, dans une société donnée, assurent l'identité de soi et des autres, les institutions qui donnent une place aux individus les uns par rapport aux autres, les pratiques relationnelles et les emplois du temps sur la base desquels chacun coordonne ses interactions avec les autres et peut en anticiper le cours, l'éventail des représentations, des manières de faire et des manières d'être partagées par les membres de la société (…), tout cela joue un rôle fondamental. (…) Il est indispensable que les relations entre les individus et les générations soient structurées de sorte que chacun sache qui il est, puisse avoir une place dans la société et exister par rapport aux autres. L'infrastructure de la société, c'est avant tout un ensemble d'institutions, de représentations et de manière d'être transmises et intériorisées qui forment de solides références tierces et apportent des recours. Sans elles, la confiance disparaît, les relations se détruisent et les individus s'effondrent. (p. 44-45).
L'existence psychique des individus ne peut plus être considéré comme un "donné" qui précèderait la vie en société ou qui serait indépendant de celle-ci. (p. 47).
Exister en tant que personne, c'est avoir une place parmi les autres. Et pour avoir une place parmi les autres, il faut avoir une place dans leur esprit, il faut se faire reconnaître d'eux. (p. 48).
On sait aujourd'hui que l'Homo sapiens ne serait jamais apparu si ces ancêtres n'avaient pas vécu en société depuis des millions d'années. (p. 49).
Descartes avait déjà fondé un récit qu'il présentait comme véridique, dans lequel il se peignait lui-même sous les traits d'un Robinson de la connaissance, recréant le monde du savoir à partir de la seule certitude de soi. Avec Descartes, Locke et Robinson Crusoé, on voit se constituer la conception de l'être humain sur laquelle se fonde aujourd'hui encore la pensée occidentale, et notamment la science économique orthodoxe, selon quoi, les individus étant par nature indépendants les uns des autres, il leur est possible de contrôler par leur libre volonté les liens qu'il nouent entre eux : la notion de contrat en vient à fournir le modèle de toute relation saine. (p. 52).
Les liens relationnels et sociaux dans lesquels nous nous trouvons engagés, ne résultent pas de notre bonne volonté, mais forment un cadre préalable en l'absence duquel nous ne serions même pas venus à l'existence. Être aux prises avec les autres et être soi ne constituent pas deux champs distincts mais bien un seul. (p. 63).
Sans l'existence sociale pré-humaine, le langage n'aurait pu se développer, et sans le développement du langage l'Homo sapiens ne serait pas apparu. (…) Et langage et société constituent eux-mêmes le milieu indispensable à l'éveil de la conscience de soi. (p. 66).
Pour les êtres humains comme pour les singes, la vie en société fait partie de leur constitution, elle est leur être naturel. (p. 67).
La première condition pour qu'un bébé devienne une personne, est que ses parents le considèrent comme telle, et cela avant même qu'il naisse. Cette reconnaissance est symbolisée par le nom propre donné à l'enfant. Le fait d'être une personne, une conscience de soi qui jouit d'un droit d'exister à part entière (c'est à dire non soumis à condition), résulte d'une coopération entre reproduction biologique et transmission culturelle. Il ne suffit pas pour que nous existions que notre organisme vienne au monde et reçoive les soins dont il a besoin pour se développer. Il faut également que nous existions dans l'esprit de nos parents en tant que personne humaine. L'inscription symbolique de notre personne dans leur esprit précède notre existence réelle et en est la condition. Il faut, en d'autres termes, que nous ayons lieu d'être – au sens littéral de l'expression – et ce lieu d'être est une nouvelle place instituée par nos parents et par la société. (p. 68).
A travers le contact corporel (y compris celui de la voix et du regard) le bébé reçoit des adultes qui s'occupent de lui son propre être, son existence intérieure. Le sentiment d'exister ne peut se développer en lui sans un tel appui. (p. 69).
Pour le nourrisson, l'accès à soi passe avant tout par ses parents, mais, à mesure que l'enfant se développe, il voit son univers s'élargir : il apprend à se sentir exister à travers des interactions avec d'autres personnes aussi bien que dans des moments où il est seul. (…) Il prend pied dans différents petits mondes sociaux qui gravitent autour de lui. Le sentiment d'exister, de vivre, que chacun de nous éprouve et qui est un trait fondamental de l'espèce humaine, ne peut donc se produire que dans et par la vie en société, dans et par la participation à un monde commun. Celle-ci, dans la mesure où nous l'intériorisons, anime notre psychisme et le soutient, ce qui nous permet d'apprendre à être seuls tout en éprouvant un sentiment de bien-être. (p. 70).
On s'est également aperçu que nos moyens de penser ne provenaient pas uniquement de la langue que nous avons appris à parler ; en effet, pour user de cette langue, il est nécessaire que nous partagions aussi avec notre entourage les mêmes cadres de discours et un monde commun de représentations. (…) En somme, pour que nous jouissions d'un espace mental où s'articulent des pensées, il faut d'abord que nous jouissions d'un espace d'existence sociale. (p. 72).
La science économique n'étudie pas l'ensemble des biens qui circulent dans la société : elle s'intéresse seulement aux biens qui se mesurent ; établissant entre eux des comparaisons chiffrées, elle définit leur valeur sous l'angle de la quantité. (p. 85).
Le processus d'aménagement auquel se livre toute culture s'exerce sur l'environnement matériel et social en même temps que sur le psychisme de chacun, de manière à ce que celui-ci se retrouve dans celui-là. Le monde social est donc à la fois intérieur et extérieur à l'individu. (p. 102).
Manier le langage de la rationalité (par exemple la théorie du rational choice ou "l'individualisme méthodologique") permet de se percevoir soi-même comme un être rationnel. Manier un langage de rationalité permet de faire l'expérience de soi comme étant au-dessus du désir qui nous fait dépendre des autres, comme étant maître de soi. (p. 111).
Le chercheur ou l'enseignant –économiste en l'occurrence – est tenté de se voir lui-même comme un sujet rationnel universel, donc un sujet assuré de sa maîtrise. (p. 112).
La production et la circulation des biens privés prennent appui sur des biens collectifs (tels que l'état civil, l'organisation juridique, la monnaie et la continuité temporelle d'une culture). (p. 125-126).
Pour qu'une personne puisse s'engager dans des échanges avec ses contemporains, il est nécessaire que, préalablement, elle existe, quelle soit en possession d'elle-même, c'est à dire d'un bien qui ne s'acquiert pas par l'échange, mais par l'effet d'une transmission. C'est à dire d'un don sans retour : l'existence que m'ont donné mes parents et d'autres personnes de leur génération (…) (p. 126).
Les générations passent, seul demeure ce qu'elles transmettent. Il faut donc aussi que demeurent les institutions qui encadrent cette transmission. (p. 127).
Pour que la production et la circulation de biens marchands soient possibles, il faut d'abord qu'il y ait transmission de biens non marchands. La circulation des biens marchands donne lieu à ce qu'on peut appeler des dettes d'avoir – dettes dont on peut se libérer en les payant, alors que la transmission de biens non marchands implique une dette d'être (une dette de vie), dette que le débiteur n'est pas tenu de rembourser, mais qu'il doit reconnaître. (p. 127-128).
Les interactions humaines sont premières et les choses (matérielles ou immatérielles) constituent une substance qui, en circulant entre les humains, médiatise leurs relations tout en donnant à celles-ci des contenus et des enjeux. Les choses, prises dans le tissu des relations qu'elles entretiennent entre elles et avec les personnes, circulent dans un monde social commun – ce que les anthropologies appellent uns culture. Elles contribuent à constituer ce monde commun tout en recevant de lui leur sens. Ainsi l'ensemble d'une culture – une circulation de biens matériels et immatériels, marchands et non marchands, privés et collectifs, entre générations et entre contemporains – ne répond pas seulement aux besoins matériels de ses membres : elle leur permet de jouir d'une certaine existence psychique. (p. 134).
Les activités économiques se sont donc développées à travers les tensions incessantes entre deux pôles opposés : prédation et équité – la recherche du profit personnel aux dépens des autres ou celle du bien commun. S'imaginer que l'économie se fonde sur l'échange, c'est prendre la partie pour le tout. L'éventail des comportements économiques et relationnels s'étend de la prédation et du prélèvement jusqu'aux conduites de don et de transmission, avec une zone intermédiaire plus ou moins conforme à l'équité et à la réciprocité. L'échange marchand correspond à un sous ensemble situé dans cette zone intermédiaire, qui comprend aussi des échanges non marchands et des formes de partage. (p. 138).
Ce bien premier qu'est pour chacun l'existence de soi et ce bien collectif fondamental qu'est la vie en société, la participation à une culture, sont les deux faces d'une même réalité. Celle-ci présente donc la propriété paradoxale d'être à la fois collective et constitutive de la personne. Espace mental et espace social sont comme l'envers et l'endroit d'un ruban de Moebius. Le langage que chacun de nous intériorise est une condition nécessaire pour que nous existions en tant que personne consciente d'elle-même, et en même temps le langage n'existe que dans sa circulation et sa transmission collectives. De même la monnaie est un bien que chacun possède en propre, et qui pourtant n'a d'existence et de valeur qu'à circuler collectivement. (p. 152).
Rawls, en somme rate le fait que la vie en société constitue elle-même un bien premier ; autrement dit, que la relation entre les individus précède leur existence et en est la source. (p. 154).
Sujet cartésien et Homo economicus sont les deux facettes d'une même représentation de soi et de la société. Cette représentation a conduit la pensée à se focaliser sur la circulation des biens marchands (les biens qu'on a ou qu'on n'a pas) et à sous estimer des biens (au sens le plus larges du terme) qui font qu'on est. (…) Il s'agit aujourd'hui de comprendre que ce qui fait lien entre les membres d'une société – donc aussi ce qui les divise – ne relève pas seulement des intérêts économiques, mais plus largement de ce qui soutient les manières d'être. Il s'agit donc de penser l'économie générale (l'économie des personnes), c'est à dire la production et la circulation des différentes sortes de biens grâce auxquels les humains soutiennent tant bien que mal leur sentiment d'exister : biens marchands, certes, mais aussi biens collectifs, que ceux-ci soient matériels ou immatériels, environnementaux ou culturels. La tâche sans fin des cultures humaines – faire qu'il y ait quelque chose plutôt que rien – comporte donc une dimension spécifiquement politique, une dimension qui ne se ramène ni à l'économie, ni à la morale, et qui passe par l'attention portée aux biens qui alimentent à la fois les liens sociaux et l'existence de soi. (p. 161).
Il faudra donc bien en venir à une écologie sociale. (…) Il faudra bien reconnaître que les configurations sociales et culturelles dont nous faisons partie constituent notre biotope, notre milieu de vie. (p. 163).
L'avidité spontanée de l'être humain et son goût pour les biens les plus visibles, la facilité avec laquelle il tombe dans l'addiction et le "toujours plus" ne le portent que trop à identifier son plus-être avec l'argent et la consommation, le progrès de la société avec la croissance de l'économie. (p. 166).
Le progrès de la société – s'il est possible – ne tient pas à un objectif grandiose tel que le "renversement du capitalisme" ou sa transformation radicale, mais à une lente modification des lieux communs (des représentations communément partagées) concernant l'être humain et la société. Un changement qui, s'il s'opère, entamera la force du discours dominant et rendra légitime une autre manière de penser et d'agir. (p. 170-171).
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