Professionnalisation ou dé-professionnalisation des formateurs :
la responsabilité des universités
Communication au colloque "Universités et métiers de la formation : quels enjeux, quelles spécificités ?" Avignon mai 2011
Ma communication aborde la question du rôle des universités dans les processus de professionnalisation concernant les métiers de la formation, dans une perspective socio-historique.
En introduction, je rappellerai les principaux sens du terme « professionnalisation », selon qu’il s’applique à un groupe professionnel (sociologie des professions), à une organisation et aux activités qui s’y réalisent (gestion, management) ou au développement professionnel des individus (théories de l’apprentissage professionnel et de la construction des identités professionnelles). L’objet principal de ma communication portera ensuite sur les dispositifs conçus et mis en œuvre par les universités pour la formation des formateurs et les diplômes sanctionnant ces formations. Je me suis notamment intéressé à ce qui leur sert de référent (référentiels et autres documents de cadrage de ces dispositifs).
Dans une première partie je retracerai les grandes étapes de l’histoire récente des formations universitaires de formateurs, depuis les années 1970-1980 jusqu’aux années 2000-2010, et j’en proposerai une périodisation en mettant en évidence le tournant qui se situe au milieu des années 1990, avec les décisions de la Commission Technique d’Homologation, la circulaire de la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur (février 1996) et le Contrat d’Études Prospectives (1995-1997).
Dans la deuxième partie, je présenterai quelques résultats de l’analyse documentaire que j’ai réalisée sur les référentiels et les programmes des dispositifs de formation de formateurs offerts par les universités dans la période actuelle. Cette étude fait partie d’une recherche plus large portant sur la formation et la professionnalisation dans les « métiers de l’humain » (travail social, métiers de la santé, de l’éducation et de la formation) qui est en cours, dans le cadre d’un réseau international coordonné par Philippe Maubant de l’université de Sherbrooke (Maubant 2010, Hébrard 2010). Elle me permettra de repérer les conceptions de la formation et du métier de formateur que l’analyse de ces documents révèle.
Ma conclusion portera sur les logiques aujourd’hui dominantes dans le champ de la formation professionnelle, en particulier l’approche par les compétences (Hébrard 2007, Presse 2008) et sur les risques qu’une conception réductrice des compétences des formateurs peut faire courir à leur professionnalisation.
Professionnalisation : un terme polysémique
Les différents sens du terme de professionnalisation doivent être tout d’abord précisés ; en effet, ses usages et les significations qu'il prend concernent principalement trois types de processus, selon qu’il s’applique à un groupe professionnel, à une organisation et aux activités qui s’y réalisent ou au développement professionnel des individus. Trois sens principaux sont donc à distinguer :
Le premier désigne la constitution de groupes professionnels, au sens de la sociologie des professions, c’est-à-dire les stratégies de groupes constitués de personnes ayant la même activité, le même métier, qui se rassemblent, s'organisent et agissent pour faire reconnaître leur utilité sociale, l'efficacité de leurs savoirs et de leurs méthodes. Ceux-ci sont acquis au cours d’une formation spécifique, généralement longue, de haut niveau, sanctionnée par un diplôme, débouchant sur une autorisation à exercer. Ils mettent aussi souvent en place des modes d'organisation ou d'association autonomes incluant un contrôle de leurs membres et une déontologie explicite. Ces groupes parviennent ainsi à gagner à la fois une certaine autonomie, la reconnaissance d'un statut valorisé et un accès contrôlé à l'exercice de leur activité. C’est le processus qu’étudie la sociologie des professions (Jobert 1985, Dubar et Tripier 1998).
Le terme est aussi utilisé, dans un deuxième sens, pour désigner un processus de transformation, généralement conçu comme une amélioration, du fonctionnement d’une organisation et des activités qui s’y déroulent, dans le sens d’une explicitation, d’une formalisation, d’une meilleure qualité et efficacité du travail. Les connotations évoquent le passage d’un statut d’amateur à celui de professionnel au sens fort du terme, avec tout le sérieux et la rigueur que cela implique. Les discours qui utilisent le terme professionnalisation ou le verbe professionnaliser dans ce contexte, expriment généralement une intention normative ou critique (Wittorski (2008a). On a souvent entendu, par exemple, des propos sur une insuffisante professionnalisation des organismes de formation, en relation notamment avec la nécessité de mettre en œuvre des démarches qualité. C’est un genre de discours qui est généralement tenu par les gestionnaires et les managers de la formation, parfois par des représentants des employeurs ou par des politiques.
Dans un troisième sens le terme de professionnalisation est synonyme de développement professionnel ou de socialisation professionnelle. Il concerne alors les parcours biographiques et les trajets de formation d'individus leur permettant de construire une professionnalité (Bourdoncle et Mathey-Pierre 1994, Bourdoncle 2000) et une identité professionnelle, par l'acquisition de savoirs professionnels, mais aussi l'intériorisation d'attitudes, de normes, de valeurs, l'identification à un groupe d'appartenance ou encore l’intégration dans une communauté de pratiques (Berry 2008). Les processus en jeu peuvent être décrits comme un ensemble d'interactions ou de transactions constituant la socialisation professionnelle, des personnes concernées (Dubar 1991, Kaddouri 2002). Comme pour la signification précédente la professionnalisation, au sens du développement professionnel, est souvent présentée comme relevant d’un devoir être, sur le mode prescriptif, sous la forme d’une injonction (il faut, on doit, chacun a la responsabilité de…), comme l’employabilité dont elle est alors présentée comme une condition (Hébrard 2003).
Il s’agit là des trois signification principales du terme de professionnalisation, mais on peut en trouver des sens en quelque sorte dérivés ou plus spécifiques, comme par exemple lorsque on parle de professionnalisation à l’Université pour évoquer le développement de filières dites professionnalisées, comme les licences ou master professionnels (Wittorski (2008b).
Quelques éléments d’histoire des formations universitaires de formateurs (1971-1994)
Je ne parlerai pas de la formation des formateurs de l’AFPA, ni de ce qui a pu être organisé dans quelques grandes entreprises, par exemple à EDF entre la deuxième guerre mondiale et les années soixante (Huguet 2001). Je me limiterai à ce qui relève de l’enseignement supérieur et à ce dont j’ai pu avoir connaissance, sans aucune prétention à l’exhaustivité (Pour une revue plus complète voir Orsoni 1995, Lescure 2010). Je me présente ici plus comme un témoin que comme un historien. Pour donner quelques repères sur la période qui va de 1970 à aujourd’hui, je citerai d’abord la formation des premiers Conseillers en Formation Continue (CFC) de l’Éducation Nationale, ceux chargé de créer les premiers CAFOC, qui s’appelaient encore CIFFA (Centres Intégrés de Formation de Formateurs d’Adultes). La responsabilité de cette formation fut confiée à G. Malglaive entre octobre 1971 et Juin 1973. Malglaive est alors à l’INFA, l’un des organismes du « complexe de Nancy » dont F. Laot a publié une histoire (Laot 1999). Le directeur de l’INFA n’est autre que Marcel Lesne qui a pris la suite de B. Schwartz. Lorsque l’INFA disparaît en 1973, Malglaive suit Lesne, pour qui vient d’être créée la chaire de formation des adultes du CNAM, et il va prendre la direction du Centre de Formation de Formateurs (C2F) où, avec Yvon Minvielle, il va formaliser le programme d’un cycle de formation de formateurs conduisant au diplôme de formateur du CNAM (Laot 2006).
A partir du milieu des années 70 sont créés les premiers DUFA (Diplôme d’Université de Formateur d’Adultes) à Lille, Nancy, Rouen, Paris 5, Paris 8, j’en oublie certainement. Ils vont se multiplier au cours des années 80, au moment où se développent les actions de formation en alternance pour les jeunes demandeurs d’emploi et après la publication du rapport de Malglaive (encore) sur la formation et la qualification des agents de la formation continue (1983), rapport qui lui avait été demandé par Marcel Rigout, Ministre de la Formation Professionnelle. Dans le cadre d’une politique publique de qualification des formateurs, il y eut ensuite pendant quelques années une ligne budgétaire répartie dans les régions et des financements attribués par les DRFP (Délégations Régionales à la Formation Professionnelle) aux organismes assurant des formations qualifiantes de formateurs, le plus souvent des Universités associées aux CAFOC et parfois à l’AFPA.
Il faut constater que cette multiplication des dispositifs universitaires de formation de formateurs et des diplômes s’est faite sans coordination ni harmonisation nationale, malgré quelques rencontres et colloques qui furent des lieux d’échanges et d’élaboration de réflexions dont sont sorties quelques publications (cinq rencontres dont j’ai gardé la trace entre 1987 et 1992, et particulier le colloque de 1989 dont J. Hédoux a coordonné la publication des actes dans un numéro spécial des Cahiers d’études du CUEEP en 1990). Certaines de ces formations étaient du niveau du premier cycle universitaire de l’époque (bac + 2) et accueillaient des participants de niveau Bac, d’autres relevaient du second cycle (Bac + 3 ou 4). Leur durée, leurs modalités d’organisation, leurs programmes (contenus) étaient assez divers. Plusieurs d’entre elles avaient demandé et obtenu l’Homologation délivrée par la Commission Technique nationale chargée d’attribuer ce label.
Le tournant de 1994
Mais en 1994, cette commission demanda à la Direction Générale de l’Enseignement Supérieur (DGES) du Ministère de l’Éducation Nationale de « mettre de l’ordre » et de fixer un cadre commun à ces DUFA et autres DUFF (Capelani et Hédoux 2001, Presse 2008). Le bureau chargé de la formation continue au MEN demanda à quelques directeurs de Services Universitaires Formation Continue de réfléchir à la question et ceux-ci ont élaboré les documents qui serviront de base à une circulaire de février 1996. Cette circulaire va marquer un tournant et elle va contribuer à structurer l’offre de formation de formateurs des universités selon une nouvelle logique. Celle-ci consiste à distinguer trois niveaux de qualification clairement hiérarchisés et à proposer trois « projets de référentiels » correspondants :
- les emplois de formateurs classés au niveau III (Bac + 2 : fin du 1er cycle de l’époque)
- les emplois de responsables de formation, classé au niveau II (Bac + 3 ou 4 : 2e Cycle)
- les emplois de direction et management d’organismes de formation, classés au niveau I (Bac + 5 : 3e Cycle).
Il est précisé dans la circulaire de la DGES que toute nouvelle demande d’homologation doit être conforme à l’un de ces référentiels et qu’elle doit passer par le bureau de la DGES B5 avant d’être transmise à la Commission d’Homologation. C’était simple, clair et constituait un rappel à la hiérarchie, par la méthode comme par le résultat.
Quelques collègues, dont je faisais partie ont tenté de protester contre cette façon radicale d’organiser notre champ d’activité et d’en hiérarchiser les diplômes sans véritable concertation. Une lettre pétition fut même envoyée au Ministère pour demander la modification de la circulaire… évidemment sans succès ; nous n’avons jamais eu la moindre réponse. Nos arguments reposaient sur le fait que beaucoup de DUFA étaient des diplômes de second cycle (niveau II) et que classer les emplois de formateur au niveau III revenait à les déqualifier. De même pour les DESS (niveau I) qui préparaient à la fonction de responsable de formation, qu’il aurait fallu, selon la circulaire, redescendre au niveau II. Quant aux directeurs et managers d’organismes de formation, il est évident qu’on n’accède pas à ces fonctions sur la base d’un diplôme, mais plutôt à l’issue d’un parcours professionnel où l’expérience et la volonté d’entreprendre ou de prendre des responsabilités de direction sont plus déterminantes que le titre.
De plus il nous paraissait (et il me paraît toujours) étonnant, pour ne pas dire aberrant, que les IUFM recrutent des étudiants sur concours, après la licence, pour deux années supplémentaires de formation – aujourd’hui les enseignants de maternelle et du primaire vont être titulaires d’un master – et que des responsables universitaires et de hauts fonctionnaires de l’EN considèrent que pour exercer le métier de formateur il suffit d’obtenir un DU de niveau III. Il est vrai que cette profession n’est pas réglementée et qu’aucun diplôme n’est exigé pour l’exercer, ni pour être autorisé à offrir ces prestations et à signer des conventions avec des entreprises pour la formation de leurs salariés.
Pour achever le tableau de cette période, il faut rappeler qu’un contrat d’études prospectives sur les métiers de la formation est réalisé (1995-1997). Il porte sur les emplois dans les organismes privés de formation relevant de la Convention Collective de 1988. D’autres études sont conduites par le CEREQ ; des rapports et des dossiers sur les métiers de la formation sont publiés par le Centre INFFO et la Documentation Française. Des travaux universitaires plus nombreux sont produits, notamment la thèse de C.A. Cardon (1996). Si la revue Éducation Permanente qui avait publié plusieurs numéros sur ce thème dans les années 70 et 80 s’en désintéresse un peu, Actualité de la Formation Permanente, la revue du centre INFFO prend le relais (Lescure 2008).
A cette époque aussi, l’efficacité et la qualité de la formation continue sont l’objet de critiques dans les milieux politiques et dans la presse. La revue Panoramiques publie en 1995 un numéro sous le titre : « Formation : la fin d’un mythe ? ». Le numéro 129 de la revue Éducation Permanente en 1996 a pour thème : « Formation de l’utopie à la crise ». Il contient un éditorial de Pierre Caspar et plusieurs articles, au ton plutôt pessimiste, de quelques grands témoins à commencer par B. Schwartz, mais aussi G. Malglaive, C. Dubar, V. Merle et P. Bélanger qui replace la question dans son contexte international.
Les formations de formateurs et leurs diplômes de 1995 à aujourd’hui
Les années suivantes (fin des années 90 et années 2000) ont vu la réforme des études universitaires liée au processus de Bologne, résumée par les trois lettres LMD, la création des licences professionnelles et des masters professionnels (qui ont remplacé les DESS). Pour examiner comment l’offre universitaire de formation de formateurs a évolué au cours cette période et jusqu’à aujourd’hui, on peut regarder le panorama à travers le filtre du RNCP. Une recherche par mot-clef sur le site de la CNCP (Commission Nationale des Certifications Professionnelles, qui a remplacé la CTH), avec le mot « formateur » nous donne, en mars 2011, le tableau suivant :
- 4 diplômes de niveau I : le master de consultant du CNAM, un master de Français Langue Étrangère, un master d’Éthique médicale et le diplôme de formateur d’enseignants des Universités Catholiques.
- 16 diplômes de niveau II dont 6 licences professionnelles, et divers autres diplômes (DHEPS, DUFRES, titres délivrés par les CAFOC de Nantes et de Bordeaux, etc.)
- 22 diplômes de niveau III, dont 5 DUFA, 3 DEUST, le titre de l’AFPA, un titre du CNAM,
- deux titres de niveau IV : Moniteur de simulateur de vol (Armée de l’air) et « hydrobalnéologue »…
Il faut encore ajouter 2 CQP : celui de formateur consultant de la FFP (Fédération de la Formation Professionnelle) et celui d’ouvrier docker spécialisé formateur à la conduite d’engins de manutention portuaire.
Une telle hétérogénéité se passe de commentaire. Mais plus sérieusement, regardons de plus près ce qui s’est passé du côté des universités. Ces dernières années des groupes de travail, initiés par la conférence des directeurs de service formation continue, se sont réunis, puis un réseau national des université préparant aux métiers de la formation s’est constitué en 2005 et il a travaillé. Le résultat de ce travail a été publié récemment sous la forme d’une plaquette présentant des référentiels d’activités et de compétences structurés en quatre niveaux de qualification (si ce mot a encore un sens aujourd’hui ; on hésite à l’utiliser). La dernière partie de ce document recense les diplômes universitaires concernant les métiers de la formation et les quinze établissements, membres du réseau, qui les délivrent. Le tableau est-il plus cohérent que celui qui ressort de la consultation du RNCP ? Parmi les 30 diplômes recensés, on trouve :
- 10 Diplômes d’Université (DU) ou titres de niveau III, la plupart nommés DUFA,
- 6 DU de niveau II : DURF (DU Responsable de Formation) et DUFRES,
- 7 licences professionnelles avec des intitulés différents, même si l’expression « métiers de la formation » est présente dans l’intitulé de trois d’entre elles,
- 10 master dont aucun n’a le même intitulé, même si on retrouve souvent le mot ingénierie, à côté de stratégie, conception, projet, conseil, consultant. Mais la plupart de ces termes se trouvent aussi dans les intitulés de diplômes de niveau II.
Rappelons qu’il y a de nombreux autres diplômes dans les universités qui ne font pas partie du réseau. Une université a même inventé une licence de sciences de l’éducation « professionnalisée » qui n’est pas un licence professionnelle et qui propose 7 options toutes concernant les métiers de la formation, dont trois ont un titre qui commence par « ingénierie », la filière se poursuivant avec 8 masters professionnels, le premier intitulé « formateur responsable de formation ».
- Faut-il le déplorer ou s’en réjouir ? Est-ce un indice de la capacité de résistance et d’autonomie des universitaires face aux injonctions et aux tentatives de réglementer autoritairement leur activité ? D’une certaine façon, on peut répondre positivement, mais cela pose malgré tout un problème du point de vue de la professionnalisation des métiers de la formation. Dans ce domaine, l’autonomie des universités n’a-t-elle pas besoin d’un certaine dose d’(auto)régulation ? On a vu que les intitulés des diplômes, notamment des licences et des masters étaient très divers. Cette diversité est-elle forcément à remettre en cause ou à critiquer ? Elle fait partie d’une logique : il faut faire preuve d’originalité, se distinguer et diversifier l’offre de produits sur le marché de la formation. Cela fait partie des règles de la concurrence. Peut-être n’est-ce qu’un affichage. Les contenus de ces formations et les compétences visées ne sont pas forcément très différentes, parce que ce sont celles qui sont requises pour exercer le métier de formateur, de coordinateur d’une équipe ou de cadre responsable de formation. Et c’est sans doute l’intérêt du travail accompli par le réseau, qui représente évidemment une avancée par rapport aux trois ébauches de référentiels que l’on trouvait en annexe de la circulaire de 1996. Il me semble toutefois nécessaire de porter un regard critique sur le document qui présente ces référentiels d’activités et de compétences.
Quelle professionnalisation des métiers de la formation ?
Est mentionnée ensuite l’opposition entre deux conceptions de la professionnalité des formateurs. La première est clairement définie en termes de diversification (liée à des spécificités locales), de spécialisation et de découpage de la formation en « unités atomisées ». Cette conception est reliée au terme d’ingénierie et il semble qu’un regard critique soit porté sur ce qu’il recouvre, qui serait assimilé à une vision techniciste, sinon taylorienne. La deuxième conception est, de mon point de vue, moins clairement exposée : il est fait mention de « penser la diversité des situations » et de s’adapter à leur complexité, de « gérer les inattendus, de renégocier les formes pédagogiques » ; ce qui reste assez général et assez flou et n’apparaît pas clairement opposé à la première conception. Les notions de généraliste, par opposition à la spécialisation, ou de large tronc commun d’activités et de compétences par opposition à l’atomisation de la formation, ne sont pas explicites, pas plus que l’idée d’une vision humaniste (par opposition à techniciste) des métiers de la formation.
Les finalités du travail de ce réseau sont ensuite rappelées, ainsi que le choix de structurer et d’essayer d’harmoniser les référentiels d’activités et de compétences sur la base de quatre profils hiérarchisés :
- deux profils de formateurs, le premier « formateur animateur » au niveau III (Bac + 2), le second « formateur concepteur pédagogique » au niveau II (Bac + 3),
- un profil de « responsable de formation/ formateur coordinateur » au niveau II (Bac + 4),
- un profil de « consultant en formation / ingénieur de formation/ responsable d’organisme » au niveau I (document cité p. 2).
Il est précisé que ce découpage en quatre profils est établi en référence à la fois à la convention collective des organismes privés de formation et à la logique des diplômes nationaux de l’enseignement supérieur. Sur ce dernier point, je rappellerai qu’il n’existe plus de diplôme universitaire national à Bac + 2 (sinon dans les IUT), ni à Bac + 4, depuis la réforme dite LMD et la disparition du DEUG et de la maîtrise. Il est aussi fait mention de la « hiérarchisation des responsabilités » (op. cit. p. 4) et de différences « d’autonomie dans l’exécution des tâches » (op. cit. p. 5). Il n’y a pas de référence explicite à la circulaire de 1996, alors que ce découpage me semble être le résultat d’un compromis entre les règles imposées par cette circulaire à partir de 1996, les diplômes existants antérieurement et la structure des diplômes actuels (licences, masters).
Puis cinq grandes catégories d’activités sont ensuite listées, auxquelles s’ajoutent des activités transversales « d’analyse, de formalisation et d’animation de situations ». Le tableau qui présente les référentiels détaille ensuite une douzaine de grandes fonctions (d’études, conception, mise œuvre, évaluation…) déclinées en activités ou en tâches correspondant aux différents profils et à leur niveau de responsabilité. Ces activités sont enfin reprises pour chacun des profils et un tableau en deux colonnes indique en face de chaque activité les compétences correspondantes - avec la formule : « il s’agit de savoir… » suivie de verbes à l’infinitif. Faut-il y lire une trace de ce qui reste de l’influence de la pédagogie par objectifs et d’une conception de l’approche par les compétences encore marquée par le behaviorisme (Jonnaert 2002, Sorel 2008, Hébrard 2007, 2010) ?
Sans nier l’importance et la qualité globale du travail ayant abouti à la rédaction de ces référentiels, je considère qu’il entérine l’idée d’un formateur animateur qui ne serait qu’un exécutant. La conception de séquences ou d’outils de formation est définie comme le cœur de métier du formateur-concepteur. Le formateur animateur y participe éventuellement, mais il ne lui est reconnu pratiquement aucune tâche de conception (sauf celle d’outils de positionnement). Du côté des compétences requises, le formateur animateur n’aurait pas à « se tenir au courant de l’évolution des savoirs, ni à questionner les dimensions éthiques et déontologiques du métier, ni même à rédiger des fiches pédagogiques ». Tout cela ne relèverait que du formateur concepteur.
Par ailleurs vouloir établir une distinction entre les niveaux de responsabilité et les activités d’un responsable de formation, classé au niveau II, et celles d’un « ingénieur de formation » à l’avantage de ce dernier paraît bien artificiel. On a vu que dans l’intitulé des diplômes le terme d’ingénierie apparaît aussi bien au niveau II (dès le niveau licence) qu’au niveau I. A-t-on voulu préserver la dignité du titre d’ingénieur, d’ailleurs assez peu usité dans les intitulés d’emplois ? Bref, la conception des différentes professions de la formation que ces référentiels traduisent me semble marquée par une volonté de les hiérarchiser, à la fois artificielle et abusive. La notion de « tuilage » qui est mentionnée à côté de celle de « division sociale et technique du travail » (op. cit. p.2) ne fait que relativiser un peu cette vision. L’introduction mentionne bien que « les distinctions ainsi opérées (entre les quatre profils) correspondent à « une approche théorique et idéelle » à laquelle est opposée ce qui se qui se passe « de fait, sur le terrain », il reste qu’un tel document à la fois reflète et contribue à renforcer la conception des métiers de la formation qui était celle des auteurs de la circulaire de 1996 : l’idée d’un formateur exécutant sans fonction de conception et celle d’une hiérarchie des fonctions entre trois ou quatre niveaux de responsabilités, sanctionnée par différents niveaux de diplôme.
On comprend qu’à l’issue d’une longue et difficile négociation, la convention collective ait prévu la possibilité d’emplois de formateurs non cadres (je préfère les appeler moniteurs techniques) ; on peut supposer que cela est dû à un rapport des forces favorable aux employeurs. Mais est-ce le rôle et la responsabilité des universités de valider et contribuer à généraliser le principe de formateurs exécutants sans fonction de conception ni exigence d’interrogation éthique et déontologique ? Cela ne risque-t-il pas de conduire à une « déprofessionnalisation » des formateurs ? La professionnalisation des formateurs que nous devrions défendre me semble plutôt passer par l’affirmation que leur fonction n’est ni moins complexe, ni moins exigeante que celle des professeurs des écoles maternelles et primaires et qu’elle exige donc une solide formation en sciences humaines et sociales appliquées, ainsi qu’une formation personnelle que j’appellerai, après Cifali et Giust-Desprairies (2008) « formation clinique » (Hébrard 2010).
N’est-il pas de notre responsabilité d’exiger que le premier niveau, la première marche dans la qualification de formateur soit au moins au niveau de la licence, de tirer plutôt vers le haut que vers le bas ? On pourrait même considérer que, pour beaucoup d’emplois de formateurs, notamment ceux qui travaillent avec les publics les plus en difficultés, une formation de niveau master n’est pas un luxe. Mais ce serait aller à l’encontre de deux logiques dominantes dans notre société et qui se soutiennent mutuellement et constituent une configuration idéologique cohérente. D’une part la logique de la hiérarchie dans les entreprises et les organismes de formation, qui suppose une supériorité des personnes situées en haut de l’organigramme et une infériorité de leurs subordonnés, avec le type de relations professionnelles que cela implique. D’autre part le principe méritocratique, la sélection par le diplôme et l’ « ordination » (Bourdieu 1982), qui évaluent les individus et leur attribuent des places selon le parchemin qu’ils ont décroché. A cette configuration on peut opposer celle que proposent J. Rancière (2009), qui consiste à « déconstruire la logique inégalitaire » afin de penser autrement la place de la formation des formateurs à l’université (Hébrard 2008). A ceux qui diront qu’il s’agit-là d’une utopie, je réponds : non, c’est un projet politique.
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