Edgar Morin
Logique et contradiction
Cette série de courts extraits d'un texte communiqué pour un atelier sur la contradiction (Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne - Mars 2009) donne une idée des thèmes abordés et des idées principales du texte. Le texte intégral est en ligne :
A/ Logique et contradiction
La contradiction peut se présenter comme une atteinte au bon sens (paradoxe), comme un conflit entre deux propositions également démontrables (antinomies), comme affrontement de deux solutions incompatibles l'une à l'autre (apories), et, plus largement, comme l'accouplement de deux termes s'excluant l'un l'autre.
Alors qu'il arrivait à la philosophie d'affronter le problème de la contradiction, la science classique l'avait toujours rejetée : une contradiction ne pouvait être que l'indice d'une erreur de raisonnement et, par là même, devait non seulement être éliminée, mais faire éliminer le raisonnement qui y conduisait.
Quand Niels Bohr accepta l'accouplement des notions contraires d'onde et de corpuscule en les déclarant complémentaires, il accomplit le premier pas d'une formidable révolution épistémique : l'acceptation d'une contradiction par la rationalité scientifique.
Il faut arriver donc à l'idée complexe (…) : deux propositions contraires peuvent être aussi complémentaires.
L'incomplétude logique
Karl Popper opéra un retournement épistémologique décisif : en insistant sur l'insuffisance de l’induction et l'insuffisance de la vérification, il sapa le caractère universel de la certitude que l'une et l'autre pouvaient apporter.
Le théorème formulé par Kurt Gödel en 1931 frappe tout système formel d'incomplétude et d'incapacité à démontrer sa non-contradiction (consistance) à l'aide de ses seules ressources.
« La complète description épistémologique d'un langage A ne peut être donnée dans le même langage A parce que le concept de la vérité des propositions de A ne peut être défini en A »
Les brèches logiques ouvertes, (...) dans l'ontologie par les philosophies dialectiques, dans le formalisme par le théorème de Gödel, dans la connaissance scientifique par la physique contemporaine, nous amènent à un principe d'incertitude logique.
La perte de la certitude est en même temps l'invitation au méta-point de vue. (…) Toute découverte d'une limite à la connaissance est en elle-même un progrès de connaissance. Toute introduction de la contradiction et de l'incertitude peut se transformer en gain de complexité.
B. Les limites de la logique déductive-identitaire
La logique déductive-identitaire correspond au mécanique et à l'atomique
La logique déductive-identitaire et la conception mécaniste/ atomiste de la réalité s'entre-confirment l'une l'autre. Cette logique correspond à la composante mécanique de tous systèmes, y compris vivants, mais ne peut rendre compte de leur complexité organisationnelle.
La logique déductive-identitaire s'articule parfaitement sur tout ce qui est isolable, segmentaire, parcellaire, déterministe, mécanique; elle s'applique adéquatement aux machines artificielles, aux caractères mécaniques et déterministes du monde, du réel, de la vie, de la société, de l'homme, aux entités stables, cristallisées, dotées d'identité simple, à tout ce qui est segmentaire ou fragmentaire dans le discours et la pensée.
La logique déductive-identitaire s'ouvre non sur la compréhension du complexe et de l'existence, mais sur l'intelligibilité utilitaire. (…) Elle correspond, quitte à dénaturer les problèmes, à nos besoins fondamentaux de séparer le vrai du faux, d’opposer l’affirmation à la négation. Son intelligibilité refoule la confusion et le chaos. Aussi cette logique est-elle pratiquement et intellectuellement nécessaire. Mais elle défaille justement (…) lorsque la complexité ne peut être dissoute qu'au prix d'une mutilation de la connaissance ou de la pensée. De fait, la logique déductive-identitaire correspond non à nos besoins de compréhension, mais à nos besoins instrumentaux et manipulatoires, que ce soit la manipulation des concepts ou la manipulation des objets.
C'est parce qu'elle a absolutisé cette logique que la pensée simplifiante a réifié tous ses objets.
La complexité logique du réel et la complexité réelle de la logique
Ici, nous constatons : (...)
- l'incertitude au sein de la réalité comme de la logique, et, bien entendu, la double incertitude de leur relation (alors que le rationalisme et le scientisme les voyaient rigoureusement « coller » l'une à l'autre…) ;
- la richesse et la complexité de la réalité et de la pensée qui l'une et l'autre débordent la logique tout en la contenant, la transgressent tout en la respectant.
La complexité logique du réel, nous y avons été conduits nécessairement tout au long de ce travail. Cela signifie que toute volonté de saisie non mutilante ou non manipulatrice du réel fait apparaître des incertitudes, des ambiguïtés, des paradoxes, voire des contradictions
La complexité réelle de la logique signifie que toute logique qui exclut l'ambiguïté, chasse l'incertitude, expulse la contradiction est insuffisante, et qu'il nous faut une logique souple ou faible au sein d'une conception méta- logique (rationalité ouverte) et supra-logique (paradigme de complexité).
L'isomorphisme et la correspondance complexe
Ici, brusquement, nous découvrons que ce qui est isomorphe entre la pensée, la vie, l'univers, c'est la complexité, qui comporte évidemment de la cohérence logique, mais aussi de l'infra-logique, de l'a-logique, du méta- logique.
La pensée, la connaissance, la théorie, la logique comportent en elles, comme les autres réalités organisatrices vivantes, incertitudes, aléas, ambiguïtés, antagonismes, béances, ouvertures.
la complexité que la pensée peut découvrir dans le monde est déjà en cette pensée même, mais celle-ci est le produit d'un esprit-cerveau humain, lui-même issu d'un processus local de complexification particulière au sein d'un monde complexe. De plus, s'il est vrai que la complexité de la réalité outrepasse les possibilités de saisie par l'esprit humain, du moins celui-ci dispose-t-il d'assez de ressources pour la pressentir, la humer, et la reconnaître même de façon pataude, confuse, obscure. C'est pourquoi, chose difficile à reconnaître, il y a parfois plus de richesse cognitive dans des formulations floues, presque contradictoires, ambiguës,…
Logique supérieure ou méta-logique ?
La pensée dialectique, comme toute pensée complexe, peut travailler avec les contradictions, mais non les dissoudre. (…) La dialectique de Hegel est non une nouvelle logique, mais une pensée philosophique puissante, s'opposant à la simplification de la logique close, par reconnaissance et non exclusion des ambiguïtés et contradictions.
La dialectique est en fait un ensemble de procédés opératoires qui sont utilisés par le mode de pensée complexe, sans que celui-ci soit nécessairement conscient de leur utilisation : Georges Gurvitch avait distingué cinq procédés opératoires que recouvre indistinctement le terme de dialectique : a) la complémentarité dialectique de termes opposés ou antinomiques, b) l'implication mutuelle de sens entre termes apparemment hétérogènes (comme l'économique et le culturel), c) la réciprocité des perspectives, forme intensifiée d'implication mutuelle, d) la dialectique de l'ambiguïté ou, mieux, de l'ambivalence, e) la polarisation dialectique des termes antinomiques.
Nous croyons qu'il faut dépasser, englober, relativiser la logique déductive-identitaire, non seulement dans une logique affaiblie, mais aussi dans une méthode de pensée complexe, qui serait dialogique
La dialogique que nous proposons constitue non pas une nouvelle logique, mais un mode d'utiliser la logique en vertu d'un paradigme de complexité (…) La dialogique ne dépasse pas les contradictions radicales, elle les considère comme indépassables et vitales, elle les affronte et les intègre dans la pensée.
Contradiction dans la pensée et dans la réalité
La pensée complexe, qui ne peut chasser la contradiction de ses processus, ne peut pour autant prétendre que les contradictions logiques reflètent des contradictions propres au réel. La contradiction vaut pour notre entendement, et non pour le monde. La contradiction surgit lorsque le monde résiste à la logique, mais le monde qui résiste à la logique n’est pas pour autant « contradictoire ».
Penser avec/contre la contradiction
L'incertitude de la contradiction vient de ce que nous ne savons pas à l'avance quelles sont les contradictions que l'on peut surmonter et dépasser et celles qu'il faut maintenir et sauvegarder. Chacune des contradictions qui surgissent dans le cheminement de la connaissance doit être envisagée dans sa singularité et sa problématique propres. La pensée est une aventure.
Le méta-point de vue complexe objective la connaissance (ici la théorie), c'est-à-dire la constitue en système objet, en langage objet. Point de vue critique, il décape, nettoie, purifie la théorie, la ramène à ses constituants fondamentaux, en révèle l'organisation interne. Point de vue englobant et constructif, il intègre et dépasse la théorie par la réflexivité qui élabore des concepts de second ordre (concepts qui s'appliquent à des concepts) et des connaissances de second ordre (qui s'appliquent à la connaissance).
Ce qui organise les théories et utilise la logique est translogique, c'est-à-dire traversant et enfilant les énoncés logiques, comme les brochettes embrochent les morceaux du chiche kebab. L'invention et la création théorique, l’aptitude imaginative sont translogiques.
Et ici, dans l'invention, la création, l'imagination, la transgression, le sujet réapparaît.
Et, derrière et à l'intérieur de l'individu-sujet théoricien ou logicien, il y a, aussi, la sphère des scientifiques, l'intelligentsia, le complexe historico-socio- culturel.
C'est dire qu'on voit réapparaître, avec le sujet, le problème des conditions de production et d'organisation de la théorie et de la logique.
Logique et réalité
L'étoffe de ce que nous nommons le réel comporte des nappes, des trous, des émergences qui sont sub-logiques, supra-logiques, a-logiques, extra-logiques, on ne sait.
L'être n'a pas d'existence logique, et l'existence n'a pas d'être logique. L'être, l'existence, l'émergence, le temps, autant de défis à la pensée parce qu'ils sont des défis à la logique.
La logique déductive-identitaire purge le discours de l'existence, du temps, du non-rationalisable, de la contradiction; dès lors, le système cognitif qui lui obéit aveuglément se met en contradiction à la fois avec le réel et avec sa prétention cognitive.
Logique et pensée
La logique n'est pas un fondement absolu et n'a pas de fondement absolu : elle est un outillage, un appareillage au service de la composante analytique de la pensée, et non pas la machine infaillible capable de guider la pensée.
Il y avait de salubre dans le cercle de Vienne la volonté d'éliminer l'arbitraire, la gratuité, le non-sens, l'incohérence. Mais la croyance que tout domaine empirique peut être théorisé et scientifisé, et que toute théorie peut être formalisée, relevait du délire rationalisateur.
Du coup, l'effondrement du rêve formalisateur/ rationalisateur a conduit à la réhabilitation du langage ordinaire (Wittgenstein5 ), de la logique ordinaire (Grize), lesquels comportent des complexités qu'élimine le formalisme.
L’usage de la logique est nécessaire à l’intelligibilité, le dépassement de la logique est nécessaire à l’intelligence.
La logique doit donc être subordonnée à la pensée. La pensée s'élance dans l'incertitude. La ruine de la certitude suscite l'essor de la pensée. La pensée doit naturellement transgresser la logique déductive-identitaire dans son mouvement tout en la respectant dans chacun de ses segments.
J'exprimerai mon sentiment en disant que la pensée complexe intègre et utilise, tout en les dépassant et les transgressant, les principes de la logique. Il n'y a pas de méta-logique, sinon la pensée elle-même.
Logique et rationalité
Il faut abandonner tout espoir non seulement d'achever une description logico-rationnelle du réel, mais aussi et surtout de fonder la raison sur la seule logique.
Tout système rationnel inclut des questions auxquelles il ne peut répondre.
La rationalité véritable est capable de nous amener aux limites de 1'entendement et aux frontières de l'énormité du réel. Elle peut alors dialoguer avec la poésie.
Ainsi, nous pouvons arriver à la reconnaissance de la continuité et de la rupture entre la rationalité complexe et les formes classiques de rationalité. Nous devrions dès lors envisager des systèmes rationnels nécessairement ouverts et complexes.
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