Françoise Hatchuel
Françoise Hatchuel (2005/2007). Savoir, apprendre, transmettre. Une approche psychanalytique du rapport au savoir. La Découverte Poche.
Quelques citations :
La question du rapport au savoir est avant tout celle du lien et de l'autonomie du sujet. (p. 137).
Enseigner, c'est en effet se relier, durant de longues heures de face à face, à un groupe d'élèves ou d'étudiants avec notre mode de lien aux autres qui répète et met en scène ce qu'il y a de plus profond en nous, notre rapport à nous-mêmes et au monde, dans ce jeu permanent d'attentes, de fantasmes et de représentations.
Or ce lien n'est ni gratuit ni fortuit, puisque c'est par son biais que nous devons mettre les élèves en relation avec ce savoir que nous avons choisi de représenter. (...) (p. 124)
La capacité des enseignants à construire et à maintenir ces liens entre personnes et avec le savoir pourrait donc s'avérer absolument essentielle, et les instituer dans une véritable "fonction humanisante" d'adulte ayant à transmettre un savoir non plus disciplinaire mais sur la condition d'être humain. (p. 124-125).
Car ce qui apparaît de plus en plus déterminant, c'est la façon dont le rapport au savoir de l'enseignant ou de l'enseignante structure ce que (C. Blanchard-Laville) appelle l'espace psychique de la classe.L'enseignant laisse là comme une signature, à la fois didactique et relationnelle, c'est à dire une façon d'être et de faire significative de sa façon de se relier à la fois aux élèves et au savoir, et de relier les élèves eux-mêmes au savoir. Cette empreinte peut s'analyser et constitue le "transfert didactique". (p. 131).
Il semble donc que le "climat transférentiel", c'est à dire le registre fantasmatique dans lequel s'inscrit le cours, soit plutôt instauré par l'adulte, qui "modèle" en quelque sorte l'espace psychique de la classe en fonction de son propre rapport au savoir et de ce qu'il attend inconsciemment de l'enseignement : le savoir qu'il ou elle enseigne représente-t-il à ses yeux un objet magique à vénérer, un privilège à conserver, une défense contre les angoisses de chaos, une "bonne nourriture" à donner aux élèves, etc.? (p. 132).
De la même façon que le "moi" freudien, siège des décisions, résulte du conflit entre ces différents lieux, le "moi professionnel" serait soumis à trois instances qui sont mobilisées par la pratique : un "surmoi" didactique et institutionnel ayant intériorisé les contraintes de l'institution, un "idéal du moi" pédagogique et didactique, conforme aux idéaux constitués tout au long du parcours professionnel , et un "ça" poussé par les pulsions inconscientes. (...) Les décisions résultent à tout moment du compromis réalisé dans le jeu entre ces instances.
Assouplir cet appareil psychique professionnel afin de rendre plus malléable le transfert didatique semble le prix à payer pour une rencontre didactique viable (...). Mais cela impose aux enseignants et aux enseignantes un travail psychique dans des dispositifs adaptés, car (...) l'expérience n'y suffit plus. C'est le sens du travail proposé en analyse des pratiques, non pas en espérant des solutions miracles, mais plutôt en acceptant d'effectuer un patient travail d'élaboration, jamais assuré une fois pour toutes mais qu'il est possible de réactualiser régulièrement. Si l'enseignant ou l'enseignante acquiert une connaissance empathique de ce mode de compréhension des choses, sa manière de se relier aux élèves a des chances de se modifier imperceptiblement. Cette imperceptible différence fera que l'élève sera plus souvent traité en sujet, porteur ou porteuse d'un désir autonome et inaliénable, que réduit au rang d'objet d'emprise. (p. 134-135).
Objet social avant de devenir celui d'un sujet singulier, le savoir peut donc être considéré comme un objet transitionnel , support d'une médiation entre soi et l'autre, et qui questionne notre relation aux autres, telle que nous l'avons construite qu cours de notre histoire personnelle et telle que nous la vivons au quotidien. (p. 138).
Si nous voulons que les savoirs ne soient pas de simples informations empilées dans un réceptacle passif, nous devons accompagner, pour nous-mêmes et pour autrui, le remaniement psychique nécessaire à tout véritable apprentissage : sans travail sur soi, on court le risque de rester soumis au savoir, qui apparait au mieux comme une injonction, au pire comme un danger ou un extérieur inaccessible. C'est la posture adoptée face au savoir qui est émancipatrice, pas le savoir lui-même. (p. 139-140).
Si nous acceptons ce point de vue, nous pouvons alors considérer que le savoir serait, dans nos société modernes, probablement un des plus puissants outils de refoulement du doute et de l'angoisse de mort, puisqu'il constitue, d'une part, ce que nous pouvons transmettre et partager au-delà de la mort, et d'autre part, croyons nous, ce qui éliminera l'irrationnel de nos conduites.
L'illusion demeure, en effet, qu'une meilleure connaissance nous mènerait à la bonne action, nous évitant ainsi toute prise de risque.C'est l'illusion d'un savoir qui trancherait et résoudrait les conflits, venant se substituer aux choix d'ordre éthique et politique. (p. 140).
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