De la formalisation de l’expérience à sa reconnaissance : éléments pour un cadre conceptuel
Communication au symposium du ROIP organisé à Lille les 26 et 27 septembre 2012 : « La formalisation de l’expérience : un enjeu de professionnalisation ? »
Ma contribution portera essentiellement sur la définition d’un cadre conceptuel et en particulier sur les différentes significations de trois termes clés : reconnaissance, expérience et formalisation.
Pour l’introduire et justifier son titre, je dirai qu’on peut inverser la proposition qui figure en introduction de l’appel à contributions (« De la construction des savoirs et la reconnaissance de l’expérience à la formalisation de l’expérience »). En effet, dans beaucoup de cas, la reconnaissance de l’expérience passe par sa formalisation qui en est un préalable. Du moins si l’on considère les processus de professionnalisation à l’échelle des sujets individuels et des interactions entre sujets, donc au niveau micro.
Je commencerai par quelques considérations générales sur la reconnaissance, avant d’aborder différentes façons de considérer l’expérience en relation avec la construction des savoirs, pour terminer par la question de la formalisation de l’expérience.
1. Reconnaissance : reconnaître, être reconnu
Sans tenter de résumer la riche étude lexicographique que Paul Ricoeur développe dans son introduction à « Parcours de la reconnaissance » (Ricoeur, 2004, 13-39), j’en retiendrai deux idées. Tout d’abord « un aspect significatif de l’énonciation du verbe en tant que verbe, à savoir son emploi, soit à la voix active –reconnaître quelque chose, des objets, des personnes, soi, un autre, l’un l’autre -, soit à la voix passive – être reconnu, demander à être reconnu » (op. cit. p. 35). Ensuite, que « la demande de reconnaissance exprime une attente qui peut être satisfaite seulement en tant que reconnaissance mutuelle, que celle-ci reste un rêve inaccessible ou qu’elle requière des procédures et des institutions qui élèvent la reconnaissance au plan politique » (ibidem).
Un autre philosophe, Christophe Bident s’est lui aussi penché sur la notion de reconnaissance (Bident, 2003). Il évoque un paradoxe lexical selon lequel, « la reconnaissance serait antérieure à la connaissance » (p. 37). « Lexicalement, reconnaître ne vient qu’après connaître, mais telle est l’erreur du temps linéaire… » (p. 47). En effet, re-connaître semble supposer d’avoir déjà connu. Et c’est vrai dans le sens où nous reconnaissons le visage d’une de nos « connaissances ». Mais il y a un sens plus fondamental du verbe reconnaître, sur lequel insiste Bident : « Reconnaître est un acte minimal, nécessaire et décisif » (p. 39) ; et il précise que c’est dans une attention à l’autre que la reconnaissance s’exerce (p. 57). Pour s’adresser à autrui, pour entamer le moindre échange, le plus élémentaire dialogue, il faut commencer par considérer l’autre comme un interlocuteur, reconnaître en lui un membre de l’espèce parlante, lui accorder (au moins) un minimum d’attention pour écouter ce qu’il a à dire. Et l’on comprend alors que Bident évoque Robert Antelme et son livre « L’espèce humaine » dans lequel il relate son expérience des camps de concentration, espace qui visait à « abolir tout exercice possible de reconnaissance » (p. 61).
Il faut aussi rappeler ici l’importance de la reconnaissance dans la constitution même du sujet sur laquelle insiste Axel Honneth (2000) comme, avant lui, Habermas (1993) ou Lucien Sève (1994). L’être humain est un être relationnel , qui n’a le sentiment d’exister que s’il est reconnu ; il n’est pas donné, comme une substance ou une « nature », il se construit, et n’existe que par sa relation à l’autre, aux autres (Sève, 1994). C’est aussi ce qu’exprime Todorov, commentant l’œuvre de Bakhtine : « l’être humain (…) n’existe qu’en dialogue : au sein de l’être on trouve l’autre. » (Todorov, 1981, p.9). Plus globalement, Sève considère l’humanité de l’homme comme un processus, et comme une exigence, liée à la dignité de la personne, à sa valeur, et au respect inconditionnel qui lui est dû, cette exigence éthique étant elle-même le produit d’une histoire, d’un long travail de civilisation. « En même temps que des outils ou des signes, l’humanité produit des normes et des valeurs. La dignité de la personne relève elle aussi de ces productions historiques » (Sève, 1994, p. 69).
Déjà Francis Jacques (1982), prenant ses distances avec la phénoménologie, proposait de « détacher le problème de la subjectivité de la conscience de soi, pour l’articuler à celui, plus fondamental de la personne » (p. 18), qu’il aborde « d’un point de vue relationnel », sous l’angle de l’interaction, du dialogue. En effet, il considère que la relation, qualifiée d’originaire, entre le locuteur et son interlocuteur est « constitutive de la personne » (p. 18-19). Parce que l’être humain est un être social, la reconnaissance mutuelle est donc l’acte initial de toute relation, le préalable à l’échange, la condition du dialogue entre deux personnes. Ceux qui pratiquent un métier adressé à autrui, un métier de la relation, ne peuvent évidemment l’oublier.
Mais l’objet de notre symposium ne porte pas sur la reconnaissance en général, il concerne plus précisément la reconnaissance de l’expérience, même si l’expérience est, bien sûr, l’expérience d’un sujet, indissociable de celui-ci. Et dans ce cas, au-delà de la reconnaissance mutuelle initiale, reconnaître l’expérience d’autrui suppose d’en avoir pris connaissance, ce qui ne va pas sans soulever quelques questions.
2. L’expérience : trois courants de pensée
Je commencerai par interroger la notion d’expérience. Y a-t-il une expérience brute, pré-réflexive, informe (ou informelle), vécue avant d’être conçue, et que peut-on en dire ? Quelle reconnaissance et quelle valeur lui attribuer, sinon le simple respect dû à chaque personne et à son histoire ? Pour qu’une expérience puisse être reconnue et, éventuellement évaluée, puis validée, il faut qu’elle prenne une forme communicable, qu’elle soit traduite en mots, qu’elle fasse l’objet d’un récit, d’un compte-rendu . Il faut pouvoir attester de sa réalité, la tenir pour vraie. Il faut aussi pouvoir la rapprocher d’une norme, de critères, d’un référent par rapport auquel elle pourra être identifiée et évaluée. Mais la nature de cette norme, le type de critères de vérité et le référent seront différents, selon la conception de l’expérience et des rapports entre savoirs et pratiques qui sera mise en avant. Trois grands courants ayant valeur de paradigme me semblent dominer le paysage conceptuel dans ces domaines.
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2.1 Expérience et acquis de la recherche scientifique (expérimentale)
Le premier courant prend pour norme exclusive les connaissances issues de la recherche scientifique. Ce qui pourra être reconnu et validé, ce sont les indices, dans le compte-rendu de l’expérience, de l’acquisition et de l’utilisation des acquis de la recherche : concepts, théories, savoirs académiques. Le fondement de ce courant est un épistémologie qui « sépare et oppose (…) la science versus la pratique (…), le savoir versus l’action » (Yvon et Durand, 2012, p. 11). Le vrai est identifié aux acquis de la science, le plus souvent construits sur la base de démarches expérimentales, de recherche en laboratoire reposant sur la séparation et le contrôle de variables. Le compte-rendu de l’expérience ne sera reconnu et validé que si la pratique rapportée est « evidence based », fondée sur les résultats probants de la recherche. Le rapport entre savoir et action est conçu sur un mode « applicationniste ». Sur la base des connaissances scientifiques, sont conçus des protocoles destinés à guider l’activité. Cela rappelle l’OST et « l’ambition du gouvernement taylorien du travail (qui) était de faire des actes de travail l’équivalent d’un protocole expérimental, où tout aurait été pensé par d’autres, avant que les exécutants n’agissent » (Schwartz 2004, p. 18). L’expérience n’est pas conçue comme source de construction de connaissances. Le seul apprentissage expérientiel envisagé est celui qui consiste à appliquer, pour résoudre un problème pratique une démarche inspirée de la méthode expérimentale, à la manière du « learning circle » de Kolb.
2.2 Expériences de vie
Le second courant met au contraire l’accent sur la formation par les expériences de vie. Il est fondé sur une orientation de la philosophie allemande, la philosophie de la vie, sur la sociologie compréhensive ou clinique, sur les démarches herméneutiques. Cette approche s’intéresse à la façon dont une personne construit son identité et attribue un sens à son vécu et à ses expériences. Elle repose sur les récits de vie, la méthode biographique, la recherche « expérientielle » (R. Barbier, 1996), l’apprentissage transformateur (Transformative Learning) (Mezirow, 2001). Certaines branches de ce courant mettent l’accent sur le développement personnel, voire spirituel, la formation clinique (Cifali et Giust-Desprairies, 2008), d’autres plus politiquement engagées, se réfèrent à la conscientisation (Freire, 1974, 2006), à la pensée critique. La vérité est du côté de l’authenticité. Les connaissances produites reposent sur l’analyse des pratiques, l’interprétation du sens de l’expérience vécue, la réflexivité, s’appuyant sur la prise de conscience et la conceptualisation après coup, ce que Cifali (op. cit.) nomme « le travail de la pensée ».
2.3 Expérience et pragmatisme
Un troisième paradigme se réfère au pragmatisme, ce courant philosophique nord américain dont W. James et J. Dewey sont deux des principaux auteurs. Il repose sur une remise en cause des « théories classiques de la connaissance (ou du savoir) qui font de ce savoir un objet (…) séparé de l’action », (Durand et Horsik, 2012, p. 30), abstrait et décontextualisé. La validité des savoirs est reliée principalement à leur capacité à guider l’action ; le critère de la vérité c’est l’efficacité en situation. L’analyse des situations et des activités, des pratiques dans leur contexte réel, conduites dans le cadre d’une vision holiste, prenant en compte la complexité, est privilégiée. Parce que toute activité concrète est à la fois productive et constructive, l’expérience pratique est formatrice et ses acquis doivent être reconnus, même s’ils ne sont pas formulés dans le langage abstrait des savoirs académiques. Ce qui n’exclut pas que les concepts en actes, les modèles opératoires ou pragmatiques, repérés par la didactique professionnelle, puissent être reliés ensuite à des concepts ou des modèles épistémiques validés par la science.
Chacun de ces courants ici rapidement esquissés correspondent donc à une conception du savoir et de la vérité et peuvent être reliés à une vision de l’apprentissage et du développement professionnel. Chacun d’entre eux privilégie un certain type de dispositif et de procédure pour reconnaître et éventuellement valider les acquis de l’expérience. Pour le premier il s’agit de listes de connaissances, de référentiels de compétences normatifs, et de grilles d’évaluation analytiques, avec des critères et des indicateurs nombreux et précis. Ces outils sont censés permettre de traduire les traces de l’activité (de l’expérience) dans le langage des savoirs académiques. Pour le second, il s’agit de récits d’expérience, d’analyse de cas ou de situation, souvent par écrit, parfois précédé d’un travail oral mené en groupe, avec un cadre de référence issu de la psychologie ou de la psychosociologie clinique. Le troisième s’appuie sur l’analyse de l’activité (Yvon et Durand), du travail réel (Clot), du cours d’action (Theureau), sur l’explicitation (Vermersch), avec un cadre de référence ergonomique, ou emprunté à la didactique professionnelle et à la psychologie du travail.
3. Quelle formalisation ?
Dans tous les cas, l’expérience vécue, l’activité passée, doivent donner lieu à un récit, à une formulation, une explicitation, une conceptualisation, voire une modélisation pour être reconnaissable et validable (valorisable). Mais, comme le remarque Sapir (cité par Korzybski) «la relation entre le langage et l'expérience est souvent mal comprise. Le langage n'est pas seulement, comme on le suppose souvent avec naïveté, un inventaire plus ou moins systématique des divers éléments de l'expérience qui paraissent pertinents à l'individu ; le langage constitue aussi une organisation autonome symbolique et créatrice qui, non seulement se réfère à une expérience largement acquise sans son secours, mais aussi effectivement définit pour nous l'expérience en raison de sa complétude formelle et à cause de notre projection inconsciente des attendus implicites qu'il contient dans le champ de l'expérience». Autrement dit, si « une carte n’est pas le territoire », la difficulté vient de ce que le territoire a une existence, une réalité matérielle, alors que l’expérience n’a pas de réalité, du moins s’il s’agit de sa reconnaissance, avant d’avoir été dite.
De plus, la « médiation du langage » (Piot, 2012), la mise en mots, n’est pas une simple expression d’une expérience vécue, elle est déjà, d’une certaine façon une mise en forme, une formalisation. En effet, comme l’a montré Vygotski, « le langage ne sert pas d’expression à une pensée toute prête. En se transformant en langage la pensée se réorganise et se modifie. Elle ne s’exprime pas, mais se réalise dans le mot. » (1997, p. 431). Ce qui peut être reconnu, ce n’est donc pas l’expérience telle qu’elle a été vécue, ou même la « trace mnésique » qu’elle a laissée, le souvenir que l’individu en a gardé, c’est la pensée de cette expérience que le langage « réalise », produit au moment même où elle est exprimée. Ce qui sera reconnu et évalué, c’est ce « travail de la pensée » (Cifali, 2008), plus ou moins approfondi, plus ou moins clairement et systématiquement étayé, soutenu, organisé par des concepts, des modèles opératoires et/ou théoriques que celui qui l’effectue aura construits ou intégrés.
Il me paraît donc nécessaire, pour comprendre les processus en jeu dans la formalisation et la reconnaissance de l’expérience, de dépasser à la fois la première conception de l’expérience que j’ai évoquée plus haut (que l’on peut considérer comme réductionniste et scientiste), mais aussi de dépasser la vision subjectiviste de la philosophie de la vie, qui privilégie souvent l’authenticité, au risque d’oublier l’efficacité. Un certaine dose de pragmatisme est donc requise, du moins si l’on s’intéresse à la professionnalisation et au rôle de l’expérience dans celle-ci. Mais peut être faut-il éviter d’autres dérives qui menacent l’approche pragmatiste : celle de l’utilitarisme et du relativisme.
Ce qui peut nous y aider, c’est d’avoir à l’esprit que la reconnaissance de l’expérience, une fois mise en mots, et son évaluation (qui en est difficilement dissociable), reposent sur le rapprochement que l’on peut faire entre le récit, le compte-rendu de l’expérience et un référent, une norme et des critères (de vérité ou de validité), sur la base desquels la reconnaissance et l’attribution d’un valeur seront faites. Et qu’il y a différents registres normatifs.
Pour éclairer et élargir cette question, je m’appuierai ici sur les idées de Pierre Legendre (2010). Cet auteur s’intéresse à ce qu’il nomme « l’architecture dogmatique des sociétés » ou « le noyau normatif des cultures », et il propose de considérer « la société comme texte », comme « assemblage de discours », sur la base de « la structure langagière du sujet et de la société ». Il distingue plusieurs registres dans « le système des messages normatifs » : les registres esthétique, politique et juridique (Legendre, 2010, p. 82). Et s’il raisonne à l’échelle macro des sociétés et des cultures, on peut relier son propos aux critères de jugement de l’activité au travail : le critère esthétique du beau travail, de la solution élégante, jugement porté par les pairs. On remarquera aussi que Legendre oublie le critère d’efficacité ou d’efficience, qui guide l’évaluation par la hiérarchie et par les gestionnaires, sans doute en raison de la critique radicale qu’il exprime à l’égard de la « technocratisation des savoirs consécutive à la vision gestionnaire » (p. 120) et à la tendance à « réduire l’idée de gouvernement à une pure et simple gestion de paramètres » (p. 15).
Cet auteur a toutefois le mérite de nous rappeler l’importance des registres juridique et politique, et de la fonction de tiers et de référent de l’État. Son apport nous permet ne pas oublier qu’au-delà des enjeux socioprofessionnels des enjeux éthiques et politiques traversent les processus, les dispositifs et les procédures de reconnaissance et de validation de l’expérience. Les enjeux de respect des personnes concernées, que j’évoquais pour commencer à propos de la reconnaissance. Les enjeux politiques d’égalité de droits, sinon des chances, entre les citoyens, dont l’État est le garant. Sur ce point, les propos de Legendre ne sont pas très éloignés de ceux d’Yves Citton dans « L’avenir des humanités ». Tous deux insistent sur l’impératif d’interpréter et sur ce qui menace aujourd’hui la pensée : « l’étouffement par un positivisme aveugle » et par « le règne des chiffres » (Legendre, 2010, p. 14), du savoir technicien, de la communication et de l’information immédiates et univoques. Et, sur ce point, je citerai pour finir le livre de R. Gori (2011) dans lequel il soutient que « ce qui donne à l’humain sa dignité (c’est) la capacité de penser. Cette capacité de penser est subordonnée à la parole, à la parole sans laquelle il n’y a pas d’avantage de singularité que de démocratie » (p. 11-12). Reconnaître l’expérience, c’est donc reconnaître cette capacité de penser son expérience, sur la base de la parole de celui qui en rend compte, et en interpréter le sens tout autant qu’en interroger la valeur.
Références bibliographiques
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Cifali, M. & et Giust-Desprairies, F. (2008). Formation clinique et travail de la pensée. Bruxelles : De Boeck.
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Mayen, P. Caractériser l’accompagnement en VAE. Une contribution de didactique professionnelle. Education Permanente, n° 159, 7-22.
Mezirow, J. (2001). Penser son expérience. Lyon : Chronique Sociale.
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