nous sommes faits de mots

« Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d’existence en ce monde, c’est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu’à notre tour nous sommes identifiés ».

Alberto Manguel, Le voyageur & la tour, Actes Sud, 2013 (p. 140), cité par Claire Aubert, Des gestes de lecteurs, éditions du commun, 2016 (p. 17)

déposez sur la table votre métaphysique

Sur le site de son éditeur (www.lyber-eclat.net/lyber/korzybski/), on trouve dans un « glossaire » des termes clés de la pensée d’Alfred Korzybski une série de citations de son ouvrage « Science and Sanity : An Introduction to Non-aristotelian Systems and General Semantics (1933), par exemple, l’entrée suivante :

« Termes non-définis [undefined terms] :

a) Nous demandons d’abord quelle est la ‘signification’ de chaque mot prononcé, en nous satisfaisant de définitions approximatives; puis nous demandons la ‘signification’ de chaque mot employé dans les définitions, et nous poursuivons le processus pendant 10 à 15 minutes, pas davantage, jusqu’à ce que la victime commence à tourner en rond – par exemple en définissant «espace» par «longueur» et «longueur» par «espace». À ce stade, nous sommes d’habitude en présence des termes non-définis propres à cette personne. (p. 21)

b) Nous voyons que la structure de n’importe quel langage, (…) est telle qu’il nous faut commencer implicitement ou explicitement par des termes non-définis. (p. 152)

c) Dans la littérature scientifique d’autrefois, on avait l’habitude de demander «définissez vos termes». Le nouveau modèle de la science en 1933 devrait réellement être «énoncez vos termes non-définis». Autrement dit, «déposez sur la table votre métaphysique, (…) et ne commencez qu’alors à définir vos termes à l’aide de ces termes non-définis». (p. 155) »

Il me semble que l’on pourrait appliquer la même proposition à la littérature : à l’origine, au fondement, à la source de l’engagement dans l’écriture, n’y aurait-il pas un petit nombre de « termes non-définis » ? Je me demande même si ce qui structure la psychè  – l’expression est bien lourde, mais je n’en trouve pas d’autre qui évite « esprit » ou « âme » – de chacun d’entre nous, écrivant ou pas, ne serait pas quelque mot non-défini ou question sans réponse.

L. Kaplan : Les mots

 

Leslie Kaplan

Les mots

© Leslie Kaplan & publie.net – tous droits réservés première mise en ligne sur publie.net

le 7 avril 2009

ce texte a été publié pour la première fois aux éditions Inventaire/Invention en 2007

 

ce que j’ai en commun, ce n’est pas la situation

sociale

politique

historique

psychologique

c’est la possibilité c’est que : en tant qu’être humain,

homme ou femme,

j’aurais pu

et ça, ce j’aurais pu, cette fiction

est contenu dans les mots

dans le langage

dans le fait que les mots essaient

de rendre compte du réel

au plus près

au plus singulier

et pour cela

par ce travail

ils essaient, les mots, de rendre compte

à la fois de ce qui est

et de ce qui est possible

du désir comme du cauchemar

la littérature ce n’est pas raconter sa vie

comme les émissions

soi-disant littéraires

de la télévision

voudraient le faire croire

la littérature c’est penser, essayer, avec des mots

c’est une recherche, concrète, vivante

avec des personnages,

qui sont des porte-questions,

avec des histoires, des récits,

avec des lieux

avec de l’espace, avec du temps

la littérature, c’est :

« quelque chose se passe, et alors, quoi ? »

c’est à l’intérieur du réel le plus réel

trouver, creuser, inventer, de l’ouvert

de l’écart

du décalage

du jeu

du possible

c’est entrer en contact avec le monde

si je vis telle situation, si je l’éprouve,

qu’est-ce que ça veut dire,

qu’est-ce que je peux en dire