Rancière : littérature, sciences sociales et politique

Car c’est toujours de cela qu’il est question dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme: de construire avec des phrases les formes perceptibles et pensables d’un monde commun en déterminant des situations et les acteurs de ces situations, en identifiant des évènements, en établissant entre eux des liens de coexistence ou de succession et en donnant à ces liens la modalité du possible, du réel ou du nécessaire. L’usage dominant pourtant s’attache à les opposer. [...]

Il est légitime, en revanche, de donner toute leur fonction heuristique aux transformations de la rationalité fictionnelle, et notamment aux transformations des formes de constitution des sujets, d’identification des évènements et de construction de mondes communs qui sont propres à la révolution littéraire moderne. En un temps où la médiocre fiction nommée « information » prétend saturer le champ de l’actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l’assaut du pouvoir sur fond de grands récits d’atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l’horizon des regards et des pensées sur ce qu’on appelle un monde et sur les manières de l’habiter.

 

Jacques Rancière : Les bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 13-14.

 

Fragmenter

« Fragmenter le monde n’est rien d’autre que retrouver des formes de vie par lesquelles être au monde c’est le façonner, faire un monde. Le monde où nous habitons. Inversons la formule : retrouver des formes de vie c’est fragmenter le monde de la totalité qui en dénie la possibilité dans la forme universelle du monde-marchandise. » (…)

« Singulariser les communautés des êtres du vivant que nous sommes, ce n’est rien d’autre que « pluraliser » le monde. Et le rendre ainsi ingouvernable. » (p. 37)

« Il y a toujours une inadaptation à l’ordre métropolitain et à l’intégration dans l’espace de l’économie. Il est alors possible d’explorer d’autres médiations qui reconstituent la vie de la communauté, des processus constitutifs d’une autonomie collective impropre aux comptes de la valorisation. Où ce qui compte n’est pas la mesure, mais la rencontre. » (p. 42)

« Réactiver de nouveaux agencements relationnels est une tâche bien plus exigeante que de nous ressaisir d’un sujet politique formel présupposant des identités. (p. 72)

Raffanell i Orra Fragmenter le monde, Ed. Divergences, 2017

 

 

 

La parole de Rancière

La parole qui maintient aujourd’hui ouverte la possibilité d’un autre monde est celle qui cesse de mentir sur sa légitimité et son efficacité, celle qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d’autres oasis ou île séparée d’autres îles. Entre les unes et les autres il y a toujours la possibilité de chemins à tracer. C’est du moins le pari propre à la pensée de l’émancipation intellectuelle. Et c’est la croyance qui m’autorise à essayer de dire quelque chose  sur le présent.

Rancière, J. (2017). En quel temps vivons-nous ? La Fabrique

Michel Vezina « raconter notre monde »

Le roman, le documentaire, le reportage et l’essai, formes qui tentent de raconter notre monde, sont à réinventer. Un genre nouveau est à créer qui passe peut-être par une fragmentation semblable à celle proposée par internet. Nous avons besoin d’un décloisonnement des formes, de modèles de réflexion et de création indisciplinées, comme ce que certains chercheurs, dont Myriam Suchet, commencent à proposer pour envisager notre monde. (…) Il faudrait à la fois intégrer (et se sortir) du roman, de la nouvelle (au sens journalistique de celle-ci), du reportage, de l’essai, du scénario (…), du blogue, du commentaire (…)

Je veux me fondre dans une réflexion qui engagerait ma présence au  monde, mon emprise et ma responsabilité sur les évènements qui ponctuent mes journées et celles de mes contemporains. Je veux comprendre le monde en le disant, en le nommant, en tenant pour acquis que la manière de dire est au moins aussi importante que ce qui se dit.

Michel Vézina, Pépins de réalités, Tête première, 2016, p. 191-192.

Lieux de savoirs : trois pistes de réflexion

 

Un texte de Christian Jacob

(Source : dossier Tiers Lieux http://www.livre-paca.org/innovation-et-numerique/projets/tiers-lieux-5 )

« Au fond, qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? S’agit-il d’un espace physique et circonscrit, d’un dispositif architectural, d’un lieu institué par les objets et les acteurs qui le fréquentent ou par les opérations qui y prennent place, ou encore de tout support d’une inscription (un énoncé, des signes, un schéma), voire d’une abstraction immatérielle ? (…)

Et faut-il parler de savoir ou de savoirs ? Que l’on privilégie une catégorie englobante ou la variété infinie des formes de savoirs lettrés, techniques, corporels, scientifiques, spirituels, dans tous leurs recoupements possibles, on doit prendre en compte les modalités de leur existence, matérielle ou immatérielle, incorporée ou mentale, objectivée sur des supports ou encodée dans des inscriptions, des discours, des gestes et des chaînes opératoires. Lire la suite

Nelson Goodman : faire des mondes

Le philosophe américain Nelson Goodman a suggéré que le monde s’appréhende comme un ensemble de mots et de symboles. Au lieu d’être un donné, le monde se présente comme une construction, ou plutôt une perpétuelle reconstruction au gré de la culture et de l’histoire des humains. Parmi eux, les philosophes, les scientifiques et les artistes procèdent activement à sa « reconception » et en proposent différentes versions.

A propos de la relation ente le monde réel et la fiction, dans le roman, Tiphaine Samoyault (dans la revue Romantisme 2/2007, n° 136, p. 95-104) écrit :

La question, dès lors, n’est plus : de quoi est fait ce monde ? mais : est-ce un monde ? ou bien quand y a-t-il monde ? À saisir le problème en terme de fiction, on est toujours pris dans une logique de la différence ou de la distinction qui rend la notion de monde soit analogique, soit inadéquate. La pensée de Nelson Goodman [1] semble confirmer cette hypothèse puisque les « versions » du monde offertes par la fiction ne sont mondes que par différence. Mais l’intérêt de la réflexion de Goodman pour la catégorie de roman-monde tient au fait qu’il insiste sur la capacité référentielle de ces mondes et sur leur fonction pour la connaissance. « Qu’elle soit écrite, peinte ou agie, la fiction ne s’applique alors véritablement ni à rien, ni à des mondes possibles diaphanes, mais aux mondes réels, quoique métaphoriquement. »  Elle participe en cela à la construction de mondes réels. En dégageant la fiction de la question du possible, Goodman permet de penser le roman-monde non comme celui qui veut livrer une représentation totale du monde, ni comme celui qui tente de relayer cette totalité impossible par la construction d’un monde parfaitement autonome dans le langage, mais celui qui contribue à construire (to make) le réel, c’est-à-dire la connaissance que l’on peut avoir du monde. La fiction n’est pas le monde, mais une manière de faire monde quand par « faire monde », il faut entendre la mise au jour d’une compréhension, d’une vérité d’ordre métaphorique.
URL : www.cairn.info/revue-romantisme-2007-2-page-95.htm.

A côté du roman, de la fiction, la recherche est une autre façon de faire monde, de construire la réalité, avec ses instruments conceptuels visant à produire une vérité d’ordre scientifique. (Voir aussi la distinction entre la réalité et le monde chez Boltanski (De la critique, Gallimard, 2009, p. 93)

Voir aussi : Nelson Goodman : La fabrique des mondes 
http://www.seroux.be/spip.php?article181


[1] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. de l’anglais par Marie-Dominique Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992. (Paris, Gallimard, 2007)