Questions de complexité

« ce qui pose souvent question n’est pas tant les solutions proposées, que la définition même de la question. »

« Un certain mépris pour les expériences pratiques inscrit dans nos cultures scientistes de recherche et de formation cherche à nous convaincre qu’il faut d’abord résoudre théoriquement les problèmes pour en déduire ensuite les pratiques contextualisées en appliquant les solutions élaborées dans l’intimité de la théorie. »

« Cessons de penser que la solution du problème que l’on se pose peut être apportée d’en haut et de l’extérieur par de seuls « experts » non impliqués dans les enjeux du problème en question. Lorsqu’on applique des solutions ainsi conçues, qui ressemblent à des formules passe partout, toutes faites, imprégnées de pensée déterministe, il est rare que cela fonctionne bien. Mais lorsque les questions pragmatiques sont vraiment prises en considération, que la situation singulière est examinée – modélisée – à l’aide des connaissances existantes, E. Ostrom montre dans ses ouvrages concernant le « Working together » qu’il est possible de mettre au point des principes de conception de situations d’action collective dans lesquelles les professionnels peuvent coopérer, communiquer, créer un rapport de confiance, de réciprocité, et contribuer à résoudre leurs questions du travailler ensemble « à fins de ».

Fleurance, P. (2016). Enrichir nos cultures épistémologiques pour concevoir la complexité, dans Interlettre chemin faisant, Réseau intelligence de la complexité, n°80, Dec. 2016 Janv. 2017

le rapport à l’écrit et le goût

« Ce qui se manifeste dans le rapport aux textes que je lis ne serait autre que les traces du monde social dont je suis issue, monde composé de mes expériences successives, des marques qu’elles ont imprimées en moi et de leur entrelacs mouvant, que l’on nomme notre goût.

Ce qu’on nomme notre goût ne nous est donc pas singulier : il est le résultat visible de la multiplicité de nos expériences, de la singularité de l’agencement de multiples influences pour chacun de nous. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas,en effet, pour la simple raison qu’ils sont le résultat patiemment construit de trajectoires singulières, d’entrecroisement d’expériences, de nostalgies et de figures d’autorité. »

Claire Aubert, Des gestes de lecteurs. éditions du commun, 2016 (p.29)

nous sommes faits de mots

« Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d’existence en ce monde, c’est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu’à notre tour nous sommes identifiés ».

Alberto Manguel, Le voyageur & la tour, Actes Sud, 2013 (p. 140), cité par Claire Aubert, Des gestes de lecteurs, éditions du commun, 2016 (p. 17)

Les concepts : la « tool-box » de Foucault

 

Dans sa préface au livre de Thierry Gutknecht « Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social », Claude de Jonckheere évoque « des théories critiques se référant à Foucault produites par des auteurs qui diagnostiquent les pratiques  du travail social « du dehors ». Elles relèvent d’une posture (…) qui fait de l’homme un être absent au monde, qui le regarde de haut comme une sorte de « voyageur d’impériale ».

Les auteurs de telles théories critiques ont certainement lu Foucault trop vite. Lire la suite

H. Becker : de l’utilité des cas particuliers

Quelques citations de Howard Becker, extraites d’un livre récemment traduit en français :

« Mon objectif  est une compréhension fine de phénomènes sociaux étudiés au plus près, en découvrant le plus de choses possibles à leur sujet. (p. 10).

« C’est pourquoi je m’appuie sur ce qu’on appelle généralement des cas, c’est à dire des études approfondies de situations, d’organisations de types d’évènements singuliers. (…) Tout ce qui est présent dans la situation à comprendre, ou qui lui est lié, doit être pris en compte. (…) Les phénomènes que j’étudie se déroulent dans le temps, aussi j’incorpore dans ma réflexion l’idée de changement ou de processus. (p. 11). Lire la suite

Lieux de savoirs : trois pistes de réflexion

 

Un texte de Christian Jacob

(Source : dossier Tiers Lieux http://www.livre-paca.org/innovation-et-numerique/projets/tiers-lieux-5 )

« Au fond, qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? S’agit-il d’un espace physique et circonscrit, d’un dispositif architectural, d’un lieu institué par les objets et les acteurs qui le fréquentent ou par les opérations qui y prennent place, ou encore de tout support d’une inscription (un énoncé, des signes, un schéma), voire d’une abstraction immatérielle ? (…)

Et faut-il parler de savoir ou de savoirs ? Que l’on privilégie une catégorie englobante ou la variété infinie des formes de savoirs lettrés, techniques, corporels, scientifiques, spirituels, dans tous leurs recoupements possibles, on doit prendre en compte les modalités de leur existence, matérielle ou immatérielle, incorporée ou mentale, objectivée sur des supports ou encodée dans des inscriptions, des discours, des gestes et des chaînes opératoires. Lire la suite

la promesse de la modernité n’est plus crédible (Hartmut Rosa)

Bien sûr, d’une certaine façon, la modernité n’a jamais tenu ses engagements (…). Et le « grand compromis » consistant à accepter l’hétéronomie dans sa vie professionnelle pour obtenir l’autonomie dans sa vie de famille n’a jamais vraiment fonctionné non plus, comme l’a montré Charles Taylor. Néanmoins, le système moderne de privatisation éthique, de capitalisme économique et de politique démocratique a réussi à maintenir le rêve en vie jusqu’au dernier tiers du XXe siècle : la promesse d’une « existence pacifiée », pour reprendre le terme de Marcuse, était crédible en ce qui concerne l’attente d’une croissance économique forte, du progrès technologique, du plein emploi, de la diminution des horaires de travail et de l’existence d’un État-providence en extension. L’histoire pouvait toujours être interprétée comme tendant vers un point auquel la lutte économique (quotidienne), le combat pour la survie et la compétition sociale perdraient leur pouvoir déterminant sur notre forme de vie individuelle et collective. (…)

On l’aura compris, ma thèse est que cette promesse n’est plus crédible dans la « société de l’accélération » moderne tardive. Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante.

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, 2014, p. 108-109.

Les arts, le corps, la parole (Pascale Weber)

Les arts sont nés simultanément dans tous les groupes humains qui développaient leur intelligence, leur savoir, leur langage, leur organisation sociale. Le corps de l’être humain porte la mémoire de cette longue évolution et l’art connait la polyvalence de ce corps.

 

L’art permet le dialogue et la comparaison entre les différentes constructions culturelles, entre les successives civilisations qui témoignent de notre histoire, notamment en mettant en continuité des modes de vie qui utilisent pareillement nos capacités imaginatives et intellectuelles. Or la parole ne suffit pas pour qui veut aimer, faire l’amour, s’émouvoir, être reconnu, admiré, jouer, rechercher la complicité, la chaleur et la force du groupe, et détruire ou concevoir des mécanismes, des procédures, des stratagèmes, tuer, être effrayé. Et même échanger, même discuter, mentir sont autant d’expériences à vivre, dans notre réalité ou notre imagination, qui débordent la parole. Lire la suite

Flusser : « technicisation » et perte de sens du travail

 

Dans son texte intitulé « Par delà les machines », publié dans la réédition de l’ouvrage « Les gestes » (Al Dante – Aka, 2014), Vilem Flusser évoque une « technicisation du travail » et sa perte de sens.

« Quand la politique et la science se séparent, la technologie s’installe, et quand l’aspect ontologique du travail se sépare de son aspect déontologique, l’aspect méthodologique triomphe. Les questions « Pour quoi faire ? » et « Pourquoi ? » se réduisent à la question « Comment ? ».  (…)

C’est seulement maintenant que l’on commence à percevoir le résultat de l’évacuation du « bien » et du « vrai » par « l’efficient ». On le voit sous des formes brutales avec Auschwitz, les armes atomiques et les diverses technocraties. Mais on le voit surtout dans des formes plus subtiles de pensée telles que l’analyse structurale, la théorie des jeux et l’écologie. Cela signifie que l’on commence à voir que là où l’intérêt se déplace de la politique et de la science vers la méthode, tout questionnement orienté vers les valeurs devient « métaphysique » au sens péjoratif du terme, tout comme la moindre question sur « la chose même ». L’éthique, comme l’ontologie deviennent des discours dépourvus de sens, car les questions que ces disciplines posent ne participent d’aucune méthode, qui autoriserait des réponses. Et là où il n’y a aucune méthode fondant la réponse, la question n’a aucun sens. Lire la suite

Le geste de fumer la pipe (V. Flusser)

 

« pourquoi fume-t-on la pipe ? La réponse évidente est : par plaisir. (…) On fume la pipe pour le plaisir d’être obligé d’interrompre sa vie utile et faire des sacrifices inutiles. Mais pourquoi est-ce un plaisir ? Parce que, par une telle interruption et un tel sacrifice, on commence à vivre pour vivre. On vit quand on fume. On exprime son existence par ce geste inutile et couteux. (…) Vivre sa vie, c’est faire des gestes dans lesquels on se reconnaît grâce aux limitations et grâce à leur inutilité, et c’est cela la vie artistique. Elle est donc le contraire d’une vie spontanée : elle est artificielle. Fumer sa pipe est un geste délibéré, artificiel, inutile et couteux. C’est pourquoi il fait plaisir : un plaisir esthétique. Lire la suite