Michel Vezina « raconter notre monde »

Le roman, le documentaire, le reportage et l’essai, formes qui tentent de raconter notre monde, sont à réinventer. Un genre nouveau est à créer qui passe peut-être par une fragmentation semblable à celle proposée par internet. Nous avons besoin d’un décloisonnement des formes, de modèles de réflexion et de création indisciplinées, comme ce que certains chercheurs, dont Myriam Suchet, commencent à proposer pour envisager notre monde. (…) Il faudrait à la fois intégrer (et se sortir) du roman, de la nouvelle (au sens journalistique de celle-ci), du reportage, de l’essai, du scénario (…), du blogue, du commentaire (…)

Je veux me fondre dans une réflexion qui engagerait ma présence au  monde, mon emprise et ma responsabilité sur les évènements qui ponctuent mes journées et celles de mes contemporains. Je veux comprendre le monde en le disant, en le nommant, en tenant pour acquis que la manière de dire est au moins aussi importante que ce qui se dit.

Michel Vézina, Pépins de réalités, Tête première, 2016, p. 191-192.

Michel Vézina Pépins de réalités

Je lis « Pépins de réalités » de Michel Vézina (éditions Tête première, 2016). J’ai rencontré Michel Vézina ce samedi 4 mars au séminaire des Fabriques de sociologie à St Denis. Il était venu avec son camion librairie. J’ai dû partir avant la fin de l’après-midi et je n’ai pas pu assister à son « intervention », mais j’avais acheté son livre que j’ai commencé à lire dans le train. Un livre d’un genre inclassable « entre roman, essai, récit et poésie – qui questionne les nouvelles formes de description du réel… » selon la quatrième de couverture. Deux extraits :

« S’immiscer dans les interstices de notre monde lisse. Doucement agrandir les fissures qui pourront peut-être un jour devenir des crevasses et faire se fendre les certitudes. L’idée, en tout cas celle d’interstice, est de Pascal Nicolas Le-Strat. (Puis une longue citation du livre de Pascal « Le travail du commun » dont je ne retiens ici qu’une partie)

Nombre d’expériences et parmi les plus créatives et les plus radicales finissent par rentrer dans l’ordre, par le fait d’une lassitude qui emporte les meilleures volontés ou d’une institutionnalisation qui, insidieusement, assimile et phagocyte le processus expérimental. L’interstice a vécu ; ses perspectives se referment, se restreignent. Il n’existe aucune initiative qui ne soit assimilable, aucun projet qui ne soit récupérable. Rien dans leur définition ou dans leur constitution ne saurait les protéger. Seuls leur mouvement d’autonomisation, leur ingéniosité et leur intelligence des situations leur permettent de résister… »

« Souvent je me dis que je devrais tout simplement ne faire que lire. »

(Michel Vézina  Pépins de réalités, éditions Tête première, 2016, p. 82-83) Lire la suite

Fragilité et puissance de la parole

Quelques extraits de :

L’événement de parole: expérience de la voix et construction de soi – Perspectives subjectives, rêveries, cheminement autour de la parole (et du poème)

Nathalie Brillant Rannou

Publié le 5 février 2017 http://autolecture.hypotheses.org/69

« La parole requiert pudeur, prudence, c’est un sujet qui touche au sacré, à l’intime, au plus vibrant de notre identité et de notre relation à l’Autre. (…)

Je voudrais interroger la parole en tant qu’expérimentatrice, en tant que lectrice. Ou plutôt en tant que lectrice qui s’interroge aussi sur la lecture, la littérature, les arts des mots… les arts de … la parole. Je voudrais donc réfléchir à la parole du point de vue de son expérience. Or « faire l’expérience de la parole », qu’est-ce que cela recouvre ? De quoi cela se distingue ? En quoi est-ce désirable ? Redoutable ? Profitable ? Fondateur ? Et de quoi ? De façon plus personnelle et intime je me demande : de quelle parole sommes-nous faits ? Sommes-nous disponibles à la parole, laquelle, lesquelles ? De quelle parole relève notre humanité (quand nous ne sommes pas dans un rapport utilitaire, de pouvoir, de représentation, de marchandage, d’usages truqués entre nous) ? Lire la suite

Questions de complexité

« ce qui pose souvent question n’est pas tant les solutions proposées, que la définition même de la question. »

« Un certain mépris pour les expériences pratiques inscrit dans nos cultures scientistes de recherche et de formation cherche à nous convaincre qu’il faut d’abord résoudre théoriquement les problèmes pour en déduire ensuite les pratiques contextualisées en appliquant les solutions élaborées dans l’intimité de la théorie. »

« Cessons de penser que la solution du problème que l’on se pose peut être apportée d’en haut et de l’extérieur par de seuls « experts » non impliqués dans les enjeux du problème en question. Lorsqu’on applique des solutions ainsi conçues, qui ressemblent à des formules passe partout, toutes faites, imprégnées de pensée déterministe, il est rare que cela fonctionne bien. Mais lorsque les questions pragmatiques sont vraiment prises en considération, que la situation singulière est examinée – modélisée – à l’aide des connaissances existantes, E. Ostrom montre dans ses ouvrages concernant le « Working together » qu’il est possible de mettre au point des principes de conception de situations d’action collective dans lesquelles les professionnels peuvent coopérer, communiquer, créer un rapport de confiance, de réciprocité, et contribuer à résoudre leurs questions du travailler ensemble « à fins de ».

Fleurance, P. (2016). Enrichir nos cultures épistémologiques pour concevoir la complexité, dans Interlettre chemin faisant, Réseau intelligence de la complexité, n°80, Dec. 2016 Janv. 2017

le rapport à l’écrit et le goût

« Ce qui se manifeste dans le rapport aux textes que je lis ne serait autre que les traces du monde social dont je suis issue, monde composé de mes expériences successives, des marques qu’elles ont imprimées en moi et de leur entrelacs mouvant, que l’on nomme notre goût.

Ce qu’on nomme notre goût ne nous est donc pas singulier : il est le résultat visible de la multiplicité de nos expériences, de la singularité de l’agencement de multiples influences pour chacun de nous. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas,en effet, pour la simple raison qu’ils sont le résultat patiemment construit de trajectoires singulières, d’entrecroisement d’expériences, de nostalgies et de figures d’autorité. »

Claire Aubert, Des gestes de lecteurs. éditions du commun, 2016 (p.29)

nous sommes faits de mots

« Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d’existence en ce monde, c’est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu’à notre tour nous sommes identifiés ».

Alberto Manguel, Le voyageur & la tour, Actes Sud, 2013 (p. 140), cité par Claire Aubert, Des gestes de lecteurs, éditions du commun, 2016 (p. 17)

Les concepts : la « tool-box » de Foucault

 

Dans sa préface au livre de Thierry Gutknecht « Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social », Claude de Jonckheere évoque « des théories critiques se référant à Foucault produites par des auteurs qui diagnostiquent les pratiques  du travail social « du dehors ». Elles relèvent d’une posture (…) qui fait de l’homme un être absent au monde, qui le regarde de haut comme une sorte de « voyageur d’impériale ».

Les auteurs de telles théories critiques ont certainement lu Foucault trop vite. Lire la suite

H. Becker : de l’utilité des cas particuliers

Quelques citations de Howard Becker, extraites d’un livre récemment traduit en français :

« Mon objectif  est une compréhension fine de phénomènes sociaux étudiés au plus près, en découvrant le plus de choses possibles à leur sujet. (p. 10).

« C’est pourquoi je m’appuie sur ce qu’on appelle généralement des cas, c’est à dire des études approfondies de situations, d’organisations de types d’évènements singuliers. (…) Tout ce qui est présent dans la situation à comprendre, ou qui lui est lié, doit être pris en compte. (…) Les phénomènes que j’étudie se déroulent dans le temps, aussi j’incorpore dans ma réflexion l’idée de changement ou de processus. (p. 11). Lire la suite

Lieux de savoirs : trois pistes de réflexion

 

Un texte de Christian Jacob

(Source : dossier Tiers Lieux http://www.livre-paca.org/innovation-et-numerique/projets/tiers-lieux-5 )

« Au fond, qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? S’agit-il d’un espace physique et circonscrit, d’un dispositif architectural, d’un lieu institué par les objets et les acteurs qui le fréquentent ou par les opérations qui y prennent place, ou encore de tout support d’une inscription (un énoncé, des signes, un schéma), voire d’une abstraction immatérielle ? (…)

Et faut-il parler de savoir ou de savoirs ? Que l’on privilégie une catégorie englobante ou la variété infinie des formes de savoirs lettrés, techniques, corporels, scientifiques, spirituels, dans tous leurs recoupements possibles, on doit prendre en compte les modalités de leur existence, matérielle ou immatérielle, incorporée ou mentale, objectivée sur des supports ou encodée dans des inscriptions, des discours, des gestes et des chaînes opératoires. Lire la suite

la promesse de la modernité n’est plus crédible (Hartmut Rosa)

Bien sûr, d’une certaine façon, la modernité n’a jamais tenu ses engagements (…). Et le « grand compromis » consistant à accepter l’hétéronomie dans sa vie professionnelle pour obtenir l’autonomie dans sa vie de famille n’a jamais vraiment fonctionné non plus, comme l’a montré Charles Taylor. Néanmoins, le système moderne de privatisation éthique, de capitalisme économique et de politique démocratique a réussi à maintenir le rêve en vie jusqu’au dernier tiers du XXe siècle : la promesse d’une « existence pacifiée », pour reprendre le terme de Marcuse, était crédible en ce qui concerne l’attente d’une croissance économique forte, du progrès technologique, du plein emploi, de la diminution des horaires de travail et de l’existence d’un État-providence en extension. L’histoire pouvait toujours être interprétée comme tendant vers un point auquel la lutte économique (quotidienne), le combat pour la survie et la compétition sociale perdraient leur pouvoir déterminant sur notre forme de vie individuelle et collective. (…)

On l’aura compris, ma thèse est que cette promesse n’est plus crédible dans la « société de l’accélération » moderne tardive. Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante.

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, 2014, p. 108-109.