la pensée se coule dans les mots

La langue permet de saisir la culture d’une population  à un moment donné, car la pensée se coule dans les mots, or les saisies du monde qui s’opèrent à travers chaque langue ne se ressemblent pas. « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. » (Benveniste, E. Problèmes de linguistique générale, tome 1. Gallimard, 1966, p. 25). La confrontation des langues est donc instructive, non seulement pour connaître le passé, mais aussi pour mieux comprendre des catégories de pensée dont on continue à se servir chaque jour…

Todorov, T. Lire, écouter, voir. Robert Laffont, 2018, (p. 398)

Le pouvoir des mots (Ruffel)

« Quand on y réfléchit, à tête reposée, c’est assez effrayant comme pouvoir, de stockage, de codage, de condensation, de transmission. Tout ce qu’on peut faire avec ça, c’est infini et c’est cela qui inquiète. Je me demande si ce n’est pas simplement le coeur du Décaméron, cet effroi mêlé de fascination devant le pouvoir des mots et des histoires qu’ils permettent de raconter. (…) A mesure que les échanges s’accroissent, s’accroissent à proportion les données et la nécessité de les confier à un système qui les encode. Depuis quelques milliers d’années, ce système n’a cessé de se perfectionner, il s’appelle l’écriture. »

 

Lionel Ruffel Trompe-la-mort, Verdier, 2019, p. 99.

Agentivité (agency) et agencement (Ingold)

Si l’agentivité (agency) n’est pas déterminée préalablement à l’action, comme la cause d’un effet, mais se forme et se transforme au fil de l’action elle-même, alors nous pouvons utiliser le participe présent au lieu du nom et dire « en agissant » (agencing), devenant agent (becoming agent), ou encore avoir recours au mot agencement. (…)

La différence est que l’agentivité nous appartient en tant qu’être doué de volonté, alors que l’agencement nous saisit, en raison de nos habitudes. La première est une propriété que nous sommes censés posséder et qui nous permet d’agir. Le second est une tâche que nous sommes voués à accomplir en tant qu’être réactifs (responsive) et responsables (responsible), dans le cadre de la vie que nous menons. (p.37-38).

Tim Ingold L’anthropologie comme éducation, Presses Universitaires de Rennes, 2018.

 

L’artiste et le scientifique (J. Dewey)

L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un chercheur scientifique, lui ne fasse que cela est le résultat de la conversion d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. Le penseur connait un moment esthétique lorsque ses idées cessent d’être uniquement des idées et deviennent les significations collectives d’objets. L’artiste a ses propres problèmes et réfléchit au fur et à mesure qu’il travaille. Mais sa pensée est incarnée dans l’objet de façon plus immédiate. Parce que ses objectifs sont par comparaison plus éloignés, le scientifique opère avec des symboles, des mots et des signes mathématiques. L’artiste élabore sa pensée au travers des moyen d’expression qualitatifs qu’il emploie, et les termes par lesquels elle s’exprime sont si proches de l’objet qu’il fabrique qu’ils viennent directement se confondre avec lui.

 

J. Dewey L’art comme expérience, 1934, Gallimard, Folio Essais, 2010, p. 49.

 

Expérience esthétique et changement social radical (J. Dewey, 1934)

Le problème du travail et de l’emploi, qui se fait si douloureusement ressentir, ne peut pas être résolu par de simples changements dans les salaires, les heures de travail et les conditions sanitaires. Aucune solution durable n’est possible, excepté dans un changement social radical qui réalise le degré et le genre de participation du travailleur dans la production et dans le caractère social des marchandises qu’il produit. Seul un tel changement modifiera sérieusement le contenu de l’expérience dans laquelle s’inscrit la création d’objets destinés à l’usage pratique. Et cette modification de la nature de l’expérience est l’élément finalement déterminant de la qualité esthétique de l’expérience des choses produites. (…) Lire la suite

L’art de lire (M. de Certeau et C. Jacob)

« Lire, c’est pérégriner dans un système imposé (celui du texte, analogue à l’ordre bâti d’une ville ou d’un supermarché » (De Certeau, 1990, p. 245). Dans sa brièveté, la proposition de Michel de Certeau a la force d’une évidence, mais aussi d’une provocation. (…) La lecture serait marche et démarche dans un espace organisé et construit, un espace dont l’organisation préexisterait au parcours et serait indépendante de la volonté comme de l’existence du marcheur. Le texte comme lieu disciplinaire, comme lieu de contrainte : espace encadré, balisé, arpenté, un espace transformé en système et imposé comme allant de soi (…).

« Pérégriner » se dit de qui voyage en pays étranger, loin de chez soi. C’est le voyage du pèlerin et, dans une perspective plus large, le cheminement même d’une vie, qui invente un itinéraire singulier, mais signifiant dans ce monde ici-bas. Le lecteur chemine dans un texte en venant d’ailleurs, en étranger, et donc en découvreur, en aventurier. Lire, c’est s’aventurer en terrain inconnu, même lorsqu’il est présupposé familier, c’est aussi cheminer pour un temps dans un texte, c’est à dire y entrer et, en principe, en ressortir, quitte à y revenir. (…)

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science, éthique et politique (Haraway)

Les féministes ont intérêt à projeter une science de relève qui donne une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde, pour y vivre correctement et dans une relation critique et réflexive à nos propres pratiques de domination et à celles des autres ainsi qu’aux parts inégales de privilège et d’oppression qui constituent toutes les positions. Dans les catégories philosophiques traditionnelles, c’est peut-être plus une question d’éthique et de politique que d’épistémologie.

Donna Haraway : « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 (p.112-113).

institutions (Nicolas Guerrier)

Nous nous croyions poussière d’étoiles mais nous nous révélons débris institutionnels. Nous nous croyions ontologiquement singuliers, nous nous découvrons socialement imprégnés. Nous avons grandi dans un bain de sens que nos insurrections auront du mal à destituer. Et le jour d’après l’insurrection ne sera qu’un florilège d’institutions.

L’institution est considérée comme ce qu’il y a de plus rebutant pour nous. Elle représente tout le contraire du mouvement. Elle s’oppose systématiquement aux flux que nous voulons libérer, et symbolise trop bien ceux que nous voulons bloquer. Mais peut-être que nous en faisons une fausse idée. L’institution est un phénomène bien plus vaste que l’Etat, l’Assemblée Nationale, l’école ou l’hôpital. Elle déborde largement l’organisation agonisante enfermée entre quatre murs physiques. Elle est nos murs intérieurs, nos groupes, nos organismes, nos croyances, nos errances et nos régimes. Nous sommes contre la loi, alors nous en écrivons des tas sans jamais le dire.

Nicolas Guerrier, Sous les tentatives de communismes immédiats, Agencements, n° 2, 2018, p. 12

 

Donna Haraway : savoirs situés

Les « yeux » que rendent accessibles des sciences technologiques modernes ruinent toute idée d’une vision passive ; ces prothèses nous montrent que tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est à dire des manières de vivre. Il n’y a pas de photographie non médiatisée ou de chambre noire passive dans les descriptions scientifiques des corps et des machines ; il n’y a que des possibilités visuelles extrêmement spécifiées, chacune avec sa manière merveilleusement détaillées, active, partielle, d’organiser des mondes. (…) Comprendre comment ces systèmes visuels fonctionnent, techniquement, socialement et psychiquement devrait pouvoir ouvrir à une objectivité féministe encorporée.

D. Haraway Savoirs situés, dans Manifeste cyborg et autres essais, Paris : Exils éditeur, 2007 (p. 116).

des opinions ou des idées (Vézina)

« La question me trotte en tête de manière cyclique ; vient toujours un moment où je me dis -soit en lisant ou en entendant quelqu’un émettre une opinion, soit en me questionnant moi-même sur la validité d’une des miennes – qu’il aurait fallu mieux réfléchir, qu’il ne suffit pas de dire ce qu’on pense… mais qu’il faut peut-être mieux penser ce qu’on dit.

Tout le monde peut avoir une opinion. Celle-ci peut s’organiser autour d’une simple sensation, d’une émotion, d’une impression extrêmement superficielle ; un goût, par exemple, ou la simple base d’un banal stéréotype, en surface et sans fondement réel.

L’idée, quant à elle, doit naître d’une réflexion, d’une recherche, d’un certain savoir référencé, hors du ressenti. »

Michel Vézina, Partir pour Croatan, Ed. du Commun (p. 155-156).