L’être comme nouage de lignes et de flux

« Il est plus éclairant de concevoir les êtres comme des nœuds plutôt que comme des cellules. Mon corps est constitué par le nouage infiniment intriqué des flux qui y circulent : air, eau, sang, humeurs, calories, vitamines, hormones. Mon esprit, de même, n’est rien d’autre que ce que trament en moi et à travers moi les lignes que je lis dans un livre, les bandes d’annonce que je vois au cinéma, les flux de parole qui me viennent de mes proches ou de mes transistors. Il n’ y a pas un moi « dans » un environnement ; il y a des trajets multiples qui se nouent « en » moi pour me donner mon existence propre. »

Yves Citton & Saskia Walentowitz  Pour une écologie des lignes et des tissages Revue des Livres, n° 4, mars 2012, p. 28-39. (Présentation du livre de T. Ingold : Une brève histoire des lignes).

« Persister dans le récit » C. Salmon

 

« Persister dans le récit », entretien avec Christian Salmon à propos du Parlement International des Écrivains

http://remue.net/spip.php?article906

Pourquoi se met-on à dire « nous » d’un coup ? C’est exorbitant. C’est comme ça au Parlement. Il y a des rencontres et des séparations, des gens qui arrivent et des gens qui s’éloignent. Aucune représentativité. Ni quotas, ni parité. Ce n’est pas l’ONU des écrivains, ni même une ONG humanitaire. C’est un espace d’écoute et de rencontre entre des individus non désignés qui ont choisi de poser certains actes et de faire certaines expériences. On n’adhère pas au Parlement et on ne peut donc en être exclu. Pas de membership ni de cotisation. Le Parlement international des écrivains n’est pas une liste de noms ; grands ou petits talents, tirages, ambitions. C’est un espace de rencontre et d’écoute, une chambre d’échos où l’on entend des voix. Un espace cela ne veut pas dire un territoire, un siège, des statuts ; c’est aussi bien un intervalle, un espacement, entre les langues, les cultures, les frontières… quelque chose qui chevauche, à cheval justement entre le « je » clos sur lui-même et le « nous » noyé des foules, des nations, des religions.

Aujourd’hui quand on s’avance dans l’espace public il vaut mieux avoir un « je » quelconque à présenter. C’est la logique de l’identification non pas policière mais médiatique. La légitimité de ce qu’on énonce ou annonce est fonction de la consistance médiatique (pardon de cet oxymoron) du « je ». Le « je » n’est plus haïssable. Le « je » est devenu adorable. (…) Cette surexposition du « je » est l’aboutissement du processus de marchandisation culturelle. Sur le marché culturel, il faut pouvoir être reconnu et identifié. Avoir un nom, sa marque. Il faut tendre le « je » sinon la patte. Sinon les médias s’énervent. Qui êtes-vous ? D’où parlez-vous ? Vous n’avez pas de noms à présenter ? Vous n’avez pas de déclaration à faire à la presse ? Voilà les questions de l’inquisition médiatique ! Octavio Paz dit quelque part : « Nous ne marchons pas seulement au milieu des ombres. Nous sommes des ombres. » Pour écouter et pour entendre, il faut devenir ombre ! Des ombres qui se déplacent guidées par des voix. À la recherche des voix. C’est vrai des individus. C’est aussi vrai des agencements collectifs.

(…)

Contre les épidémies thématiques que propagent les médias dans leur gestion du stress mondial, on ne saurait se fixer d’autres objectifs que d’habiter autrement ce monde, de le peupler ou de le repeupler d’autres récits ; donner à lire et à entendre d’autres voix, celles qui sont précisément « sans voix » ou inaudibles dans le brouhaha du grand marché culturel, faire cohabiter et se rencontrer autrement les langues et les poétiques, faire converger récits et expériences, écritures et oralités… Il ne s’agirait pas tant de résister (à la globalisation, au néolibéralisme, à l’impérialisme) que d’insister, de persister dans le récit.

 

folie, norme et démocratie (Leslie Kaplan)

« la folie est un possible pour tout être humain, et il faut prendre les mots au sérieux. Est « fou » ce qui est « pas normal », et aussitôt la question rebondit : « normal » c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est, vivre normalement ? Accepter la réalité ? Quelle réalité doit-on accepter ? Jusqu’où faut-il accepter la réalité ? Est-ce que vouloir changer la réalité c’est être fou ? Pour Freud, la santé mentale c’est être suffisamment névrosé pour tenir compte de la réalité, et suffisamment psychotique pour vouloir la transformer.

En somme, la folie questionne la société toute entière et chacun en particulier. Or la démocratie est un régime où la norme est, peut être, sans arrêt questionnée, remise en cause, c’est un régime qui reconnaît, en principe, les conflits, et permet, en principe, leur élaboration. Lire la suite

le marcheur apprend en marchant

 » c’est essentiellement à travers les pratiques de trajet que les créatures habitent le monde. (…) Cette réflexion nous conduit finalement à ce qui fonde la différence entre ces deux systèmes de savoir, celui de l’habitation et celui de l’occupation. Pour le premier, les chemins de la connaissance se développent de manière continue dans le monde : littéralement, le marcheur « apprend en marchant » sur la ligne tracée par le voyage. Pour le second, la connaissance s’appuie sur une distinction radicale entre la mécanique du mouvement et la formation du savoir, ou entre la locomotion et la cognition. »

Tim Ingold : une brève histoire des lignes, Ed. Zones sensibles, 2013.

déposez sur la table votre métaphysique

Sur le site de son éditeur (www.lyber-eclat.net/lyber/korzybski/), on trouve dans un « glossaire » des termes clés de la pensée d’Alfred Korzybski une série de citations de son ouvrage « Science and Sanity : An Introduction to Non-aristotelian Systems and General Semantics (1933), par exemple, l’entrée suivante :

« Termes non-définis [undefined terms] :

a) Nous demandons d’abord quelle est la ‘signification’ de chaque mot prononcé, en nous satisfaisant de définitions approximatives; puis nous demandons la ‘signification’ de chaque mot employé dans les définitions, et nous poursuivons le processus pendant 10 à 15 minutes, pas davantage, jusqu’à ce que la victime commence à tourner en rond – par exemple en définissant «espace» par «longueur» et «longueur» par «espace». À ce stade, nous sommes d’habitude en présence des termes non-définis propres à cette personne. (p. 21)

b) Nous voyons que la structure de n’importe quel langage, (…) est telle qu’il nous faut commencer implicitement ou explicitement par des termes non-définis. (p. 152)

c) Dans la littérature scientifique d’autrefois, on avait l’habitude de demander «définissez vos termes». Le nouveau modèle de la science en 1933 devrait réellement être «énoncez vos termes non-définis». Autrement dit, «déposez sur la table votre métaphysique, (…) et ne commencez qu’alors à définir vos termes à l’aide de ces termes non-définis». (p. 155) »

Il me semble que l’on pourrait appliquer la même proposition à la littérature : à l’origine, au fondement, à la source de l’engagement dans l’écriture, n’y aurait-il pas un petit nombre de « termes non-définis » ? Je me demande même si ce qui structure la psychè  – l’expression est bien lourde, mais je n’en trouve pas d’autre qui évite « esprit » ou « âme » – de chacun d’entre nous, écrivant ou pas, ne serait pas quelque mot non-défini ou question sans réponse.

Alain Supiot : système juridique et imaginaire normatif de la société

« La pérennité d’un système juridique dépend de sa capacité à relier les conditions concrètes d’existence de la société qu’il régit, avec l’imaginaire normatif qui spécifie cette société. C’est-à-dire de sa capacité à relier son être et son devoir être, et à canaliser la dynamique qu’ils entretiennent mutuellement. Dans la texture du droit s’impriment ainsi tout à la fois ce que les sociétés affrontent, ce qu’elles rêvent et ce qu’elles redoutent. Autrement dit ce qui les fait agir.(…)

Le droit, la science et l’art vont d’un même pas dans une civilisation donnée. Car l’homme marche à la poursuite des images qui l’habitent et le sens de ces images – y compris l’image scientifique – est indissociable du sens de cette marche. Se représentant l’univers comme une horlogerie entièrement soumise aux lois de la physique, l’imaginaire industriel a métamorphosé les ouvriers en rouages d’une vaste machine productive. Suivant les préceptes de Taylor, ils ont été soumis à une organisation dite « scientifique » de leur travail, dont le premier principe était de leur interdire de penser.(…)

La déshumanisation du travail étant considérée comme la rançon du progrès, le droit de l’emploi a institué l’échange de l’abdication de sa liberté par le salarié contre un minimum de sécurité physique et économique. Ainsi, devenu aveugle aux réalités du travail, l’État social est incapable de faire face à leurs transformations. (…)

La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui s’opère en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. (…)

Les salariés, les entreprises et les États sont aux prises avec un même processus de réification qui, étant humainement intenable, suscitera nécessairement des réponses juridiques nouvelles. »

A. Supiot : Grandeur et misère de l’État social. Collège de France/Fayard, 2013.

 

ces gens qui savent tant de choses qu’ils n’y comprennent plus rien

 » Et d’ailleurs quel besoin si urgent a-t-on d’être informé ? Pour ce qu’on en fait de l’information qu’on possède ! Mieux vaut connaitre dix choses et leurs rapports que dix mille choses éparses. À force d’information l’esprit perd sa structure ; on n’a plus le temps de mettre de l’ordre là dedans, ni même de savoir si l’on aime et si l’estomac supporte. (…) Il est impossible, dans cet état de sollicitation perpétuelle que les contours intérieurs ne finissent par s’éroder (…)
Il ne faut pas s’étonner davantage si ces gens qui savent tant de choses qu’ils n’y comprennent plus rien ont le plus grand mal à se comprendre l’un l’autre. Car (…) deux interlocuteurs ne peuvent absolument rien faire de cette poussière d’informations qu’ils possèdent l’un et l’autre, sinon en échanger quelques miettes. »
Nicolas Bouvier. Le vide et le plein. Carnets du Japon 1964-1970. Folio. p.228-229.

L’écriture, l’illusion et l’édification de l’être

« L’écriture nait d’une illusion : illusion que je suis meilleur que moi-même, plus pénétrant, généreux et sensible. Illusion aussi que je suis capable d’écrire. Lorsque cette illusion est maintenue assez longtemps – comme un révélateur qu’on porte à température – elle devient réalité, j’écris et je m’ajuste aux exigences de l’écriture. (…)

L’illusion a donc son rôle à jouer dans ma vie ; c’est un moteur parmi d’autres, c’est une variété roturière de l’acte de foi dont on ne se sent pas toujours capable. Il y a ainsi des rapports très étroits entre entre l’illusion et l’édification de l’être, ceci permettant souvent cela. »

Nicolas Bouvier, Le vide et le plein. Carnets du Japon (1964-1970). Editions Hoëbeke, 2004 et Folio, 2009.

Ce que Nicolas Bouvier appelle « illusion », je le relierai à l’imagination, dans le sens où  Castoriadis utilise ce terme. Je me construis à travers mes rencontres, mes identifications et au moyen de mon imagination (plus ou moins) radicale. Du moins si je maintiens assez longtemps ce que j’imagine pouvoir faire (écrire, penser, agir) et si j’écris, je pense, j’agis selon mon imagination ; si je m’ajuste aux exigences de ces actes et ainsi j’édifie, je construis, je transforme ce(lui) que je suis. (Voir citation de Valéry : http://www.translaboration.fr/wakka.php?wiki=ValerY)

La parole contraire de E. De Luca

L’écrivain italien Erri De Luca est poursuivi devant un tribunal de Turin pour avoir dans des interview incité à « saboter » le chantier de la ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin. Dans un petit livre récemment publié il défend le droit à exprimer une parole oppositionnelle, qu’il nomme « la parole contraire ».

« J’introduis ainsi comme je peux l’accusation portée contre moi : l’incitation.

Inciter à un sentiment de justice qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu. (…) Un écrivain incite tout au plus à la lecture et quelque fois aussi à l’écriture. (…) Lire la suite

Transformer son indignation sociale en capacité politique

« Nous étions fatigués d’être fatigués. Alors, nous nous sommes mis en marche. (…)

Nous avons compris que le luttes d’hier ont créé les droits d’aujourd’hui et que les luttes d’aujourd’hui créeront les droits de demain. Nous avons compris que nous avions fait un grand pas en avant en nous indignant, mais nous nous sommes aussi rendu compte que cela ne suffisait pas. Le deuxième pas était plus compliqué : il nous obligeait à nous organiser, à remettre en cause le sens commun. (…)

Ils nous ont dit que nos emplois avaient été détruits, mais sans nous expliquer que si tout cela était arrivé, c’était à cause de leur cupidité. Ils nous ont jetés à la rue de manière brutale. Ils ont beaucoup tiré sur la corde. Mais nous n’avions pas encore de récit capable de rendre compte de ce qui se passait. Quand ils te jettent à la rue, le mieux que tu puisses faire, c’est de t’approprier la rue. Mais aussi les places. (…) Alors, nous avons décidé de faire de la politique, mais pas comme eux. Nous avons changé les règles. (…) Désormais, les gens allaient prendre leurs décisions et écrire leur propre histoire.

Et parce que nous avons confiance dans les gens, une confiance a commencé à prendre corps autour d’un nouveau récit. La peur a changé de camp. (…) et dans les rues, sur les places, la rencontre a eu lieu entre travailleurs urbains, classes moyennes appauvries, étudiants sans avenir, personnes scandalisées par la corruption, retraités ruinés par les affaires frauduleuses des banques, personnes âgées qui doivent prendre en charge leurs enfants ou petits enfants, écologistes désespérés par la menace de mort qui pèse sur la planète, immigrants stigmatisés, femmes soumises à la féminisation de la pauvreté, lutteurs de toutes les vieilles batailles, jeunes qui ont commencé à soupçonner qu’on les trompait… tous ensemble ont commencé à construire un nouveau récit. (…)

Construire un récit, c’était le premier des enjeux qui a pris forme peu à peu pendant que nous étions au combat : appeler les choses par leur nom, dire voleur au voleur et corrompu au corrompu, signaler les coupables dans les lieux où ils jouissent de leur bien être, (…) cesser de déléguer les affaires collectives… Le peuple seul sauve le peuple : cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui (…)

Nous avons jeté une pierre dans l’étang. Et les vagues ont rencontré le peuple éveillé. »

J. C. Monedero : Prologue. Aux européens, in Podemos. Sûr que nous pouvons ! Indigènes éditions. 2015. Traduction de Claro que podemos. Ed. Los libros del lince. 2014. Sous la direction de A. Dominguez et L. Gimenez.