Lieux de savoirs : trois pistes de réflexion

 

Un texte de Christian Jacob

(Source : dossier Tiers Lieux http://www.livre-paca.org/innovation-et-numerique/projets/tiers-lieux-5 )

« Au fond, qu’est-ce qu’un lieu de savoir ? S’agit-il d’un espace physique et circonscrit, d’un dispositif architectural, d’un lieu institué par les objets et les acteurs qui le fréquentent ou par les opérations qui y prennent place, ou encore de tout support d’une inscription (un énoncé, des signes, un schéma), voire d’une abstraction immatérielle ? (…)

Et faut-il parler de savoir ou de savoirs ? Que l’on privilégie une catégorie englobante ou la variété infinie des formes de savoirs lettrés, techniques, corporels, scientifiques, spirituels, dans tous leurs recoupements possibles, on doit prendre en compte les modalités de leur existence, matérielle ou immatérielle, incorporée ou mentale, objectivée sur des supports ou encodée dans des inscriptions, des discours, des gestes et des chaînes opératoires. Lire la suite

la promesse de la modernité n’est plus crédible (Hartmut Rosa)

Bien sûr, d’une certaine façon, la modernité n’a jamais tenu ses engagements (…). Et le « grand compromis » consistant à accepter l’hétéronomie dans sa vie professionnelle pour obtenir l’autonomie dans sa vie de famille n’a jamais vraiment fonctionné non plus, comme l’a montré Charles Taylor. Néanmoins, le système moderne de privatisation éthique, de capitalisme économique et de politique démocratique a réussi à maintenir le rêve en vie jusqu’au dernier tiers du XXe siècle : la promesse d’une « existence pacifiée », pour reprendre le terme de Marcuse, était crédible en ce qui concerne l’attente d’une croissance économique forte, du progrès technologique, du plein emploi, de la diminution des horaires de travail et de l’existence d’un État-providence en extension. L’histoire pouvait toujours être interprétée comme tendant vers un point auquel la lutte économique (quotidienne), le combat pour la survie et la compétition sociale perdraient leur pouvoir déterminant sur notre forme de vie individuelle et collective. (…)

On l’aura compris, ma thèse est que cette promesse n’est plus crédible dans la « société de l’accélération » moderne tardive. Le pouvoir de l’accélération n’est plus perçu comme une force libératrice, mais plutôt comme une pression asservissante.

 

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte/Poche, 2014, p. 108-109.

Flusser : « technicisation » et perte de sens du travail

 

Dans son texte intitulé « Par delà les machines », publié dans la réédition de l’ouvrage « Les gestes » (Al Dante – Aka, 2014), Vilem Flusser évoque une « technicisation du travail » et sa perte de sens.

« Quand la politique et la science se séparent, la technologie s’installe, et quand l’aspect ontologique du travail se sépare de son aspect déontologique, l’aspect méthodologique triomphe. Les questions « Pour quoi faire ? » et « Pourquoi ? » se réduisent à la question « Comment ? ».  (…)

C’est seulement maintenant que l’on commence à percevoir le résultat de l’évacuation du « bien » et du « vrai » par « l’efficient ». On le voit sous des formes brutales avec Auschwitz, les armes atomiques et les diverses technocraties. Mais on le voit surtout dans des formes plus subtiles de pensée telles que l’analyse structurale, la théorie des jeux et l’écologie. Cela signifie que l’on commence à voir que là où l’intérêt se déplace de la politique et de la science vers la méthode, tout questionnement orienté vers les valeurs devient « métaphysique » au sens péjoratif du terme, tout comme la moindre question sur « la chose même ». L’éthique, comme l’ontologie deviennent des discours dépourvus de sens, car les questions que ces disciplines posent ne participent d’aucune méthode, qui autoriserait des réponses. Et là où il n’y a aucune méthode fondant la réponse, la question n’a aucun sens. Lire la suite

Le geste de fumer la pipe (V. Flusser)

 

« pourquoi fume-t-on la pipe ? La réponse évidente est : par plaisir. (…) On fume la pipe pour le plaisir d’être obligé d’interrompre sa vie utile et faire des sacrifices inutiles. Mais pourquoi est-ce un plaisir ? Parce que, par une telle interruption et un tel sacrifice, on commence à vivre pour vivre. On vit quand on fume. On exprime son existence par ce geste inutile et couteux. (…) Vivre sa vie, c’est faire des gestes dans lesquels on se reconnaît grâce aux limitations et grâce à leur inutilité, et c’est cela la vie artistique. Elle est donc le contraire d’une vie spontanée : elle est artificielle. Fumer sa pipe est un geste délibéré, artificiel, inutile et couteux. C’est pourquoi il fait plaisir : un plaisir esthétique. Lire la suite

Daesh nous empêche de voir que la question majeure est politique

Interview de Roland Gori publié le 21 juillet 2016 sur www.politis.fr

Politis : Comment analysez-vous ce qu’il s’est passé à Nice la semaine dernière ?

Roland Gori : La prudence serait de dire qu’on ne sait pas. Que l’on a besoin de temps pour préciser les données à recueillir par des enquêtes, et de temps pour une analyse multidimensionnelle mobilisant la pensée. Nous avons besoin de temps pour penser ce qui nous arrive, et comment nous en sommes arrivés là. (…). Or, les dispositifs d’information et d’analyse sont eux-mêmes atteints, corrompus par les dérives de la « société du spectacle », du « fait divers » qui permet la marchandisation des émotions et des concepts. Cela n’est pas acceptable moralement et politiquement car cela détruit aujourd’hui les bases sur lesquelles se fondent nos sociétés et participe à fabriquer les tragédies que nous traversons. C’est le fonds de commerce de nos ennemis et de leurs alliés objectifs, et de leurs comparses involontaires.

Quelle est la responsabilité des médias ?

Les médias ont une grande responsabilité dans cette affaire : ils participent à la « star académisation » de passages à l’acte criminel, (…) réalisés par des personnalités plus ou moins pathologiques n’ayant aucun rapport personnel avec leurs victimes. Ce qui ne veut pas dire que tous ces meurtres relèvent de la même économie, que tous sont commis par des psychopathes ou des psychotiques. Certains sont authentiquement politiques, d’autres appartiennent au fanatisme « religieux », d’autres encore aux réseaux « mafieux » qui a fait du terrorisme l’occasion de nouvelles affaires rentables.

L’habillage idéologique ou religieux est plus ou moins décisif, déterminant selon les cas (…). Daesh « ramasse » tout, cela sert son entreprise de déstabilisation de l’Occident en frappant le « ventre mou » de l’Europe, en espérant ainsi favoriser les tensions intercommunautaires. (…) Lire la suite

Trop plein de signes et disette du sens (A. Mattelart)

Le trop plein des signes est nécessairement à la mesure de la disette du sens. Relier, trouver le sens, c’est le défi auquel tentent de répondre diverses tentatives qui cherchent à poser le thème de l’appropriation sociale des technologies informationnelles comme impératif démocratique. La « société civile » a mis longtemps à prendre conscience du rôle structurant des technologies de l’information et de la communication. Lire la suite

Hélène Cixous : jouer des langues

« ma famille aimait jouer des langues. On accordait attention et valeur à la force des mots. Je me suis presque immédiatement tenue loin de tout usage scolaire, académique, journalistique. La langue a toujours signifié : liberté. Saute-frontière. Hors-la-loi : ce qui ne peut avoir lieu qu’à condition qu’il y ait de la loi depuis la stabilité de laquelle s’élancer pour faire des sauts périlleux. Et puis, quel moyen de transport vers les profondeurs, que d’échelles souterraines et aériennes : les mots, je les remonte jusqu’à la racine. Ils sont tout jeunes et millénaires. Je leur demande toujours d’où ils viennent, ils portent les temps comme un pollen sur leur corselet. Et puis ils sont métis. Si seulement ces malheureux Français obtusément nationalistes comprenaient qu’ils ne prononcent pas une phrase qui ne soit pas de poly-origine, qu’il y a de l’arabe sur leur langue !

Hélène Cixous (avec Cécile Wajsbrot) : une autobiographie allemande, Christian Bourgois, 2016

M. Crawford « Contact »

« Tout au long de cette enquête, je m’efforcerai de mettre en évidence certains traits étranges de notre culture, comme notre approche de l’éducation ou l’atmosphère de nos espaces publics.

M’appuyant sur certains courants de pensée dissidents de notre tradition philosophique, j’entends donner une image plus juste de notre rapport au réel et à autrui. J’espère que cette compréhension alternative nous aidera à mieux penser la crise contemporaine de l’attention et à retrouver certaines possibilités d’épanouissement humain.

Mon argumentation reposera sur des études de cas portant sur le fonctionnement de l’attention dans différents domaines de compétence pratique. (…) Les domaines de compétence pratique fonctionnent comme des points d’ancrage de notre rapport au réel – des points de triangulation avec les objets et nos semblables, qui ont leur propre réalité. Le résultat le plus surprenant de cette enquête (du moins à mes yeux), c’est qu’une « individualité » est susceptible d’émerger d’une telle triangulation. Un véritable exploit dans une société de masse qui parle le langage de l’individualisme tout en le vidant de sa substance. »

Matthew Crawford : Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver. La Découverte. 2016

Extraits de « Brouhaha » de Lionel Ruffel

« Il faudrait élargir notre notion d’expérience esthétique, la retrouver dans celle des microcommunautés, des petits groupes, (…) de l’attention à l’autre (le care), qui ménagent des moments de réponse à la crise de l’attention. » (p. 73).

« Il y a bien deux voies d’études des phénomènes contemporains : l’une supposant une prise de distance, un surplomb, un détachement, une abstraction, mais aussi une distinction ; l’autre « embarquée », contemporaine dans le troisième sens du terme (camarade du temps), compositionniste, matérialiste, égalitaire, qui accepte le risque de l’aveuglement. » (p. 89).

« S’il est un point commun à l’ensemble de ces transformations,c’est que l’on passe d’une représentation et donc d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support: le livre, à un imaginaire du littéraire  centré sur une action et une pratique : la publication. » (…) « il est nécessaire de se demander quel imaginaire politique produit la pluralisation de l’idée de publication. » (p. 107-108).

« Dans les luttes de définition sur le présent, le curseur se déplace des contenus aux positions d’énonciation, aux prises de parole, aux légitimités. Ce n’est en aucun cas un formalisme. Avant toute déclaration, quelle qu’elle soit, il faut d’abord se demander qui parle, avec quelle autorité, en faisant quel usage de la parole, car les exclusions premières sont celles qui portent sur le discours. » (p. 125).

Lionel Ruffel : Brouhaha. Les mondes du contemporain. Verdier. 2016.

 

Dispositifs

« Les outils de gestion, les procédures, les référentiels, les instruments comptables, les systèmes d’information et de communication sont autant de dispositifs qui canalisent l’activité, définissent des lignes de conduite, encadrent la production, induisent les comportements. Les dirigeants de proximité sont chargés d’appliquer ces dispositifs sur le terrain, mais ils ont peu de pouvoir pour les ajuster, les modifier – encore moins pour les éliminer quand ceux-ci produisent des effets néfastes à la production. Ils s’épuisent à tenter d’en limiter les dégâts afin que la production se fasse malgré tout. Il faut que « ça marche », même si pour ce faire on doit détourner les règles, ruser avec les procédures, maquiller les résultats, tricher avec les règlements. (…)

Ces dispositifs induisent des façons de faire et de penser, des comportements qui s’imposent même s’ils ne sont pas adéquats, même s’ils deviennent un empêchement au travail réel en rendant celui-ci plus difficile, même s’ils mettent le travail et les travailleurs en souffrance. Il y a là la genèse structurelle d’une organisation paradoxante. »

V. de Gaulejac et F. Hanique : Le capitalisme paradoxant, Seuil, 2015, p. 124