Castoriadis : l’articulation entre le sujet et le social

« la démarche de Castoriadis a été l’inverse de celle des psychanalystes. Il est parti du champ social pour s’intéresser dans un second temps à la psyché, ce qui atteste d’une démarche originale dans la manière d’interroger l’articulation entre le sujet et le social. (…) La réponse suggestive que donne Castoriadis est de situer ce point d’articulation dans la sphère de l’imaginaire, lieu de rencontre entre le sujet et son imaginaire radical étayé sur ses sources pulsionnelles et entre les significations imaginaires de la société. Il en résulte un processus d’appropriation ou de refus plus ou moins intense qui aura pour effet de conforter l’hétéronomie existante ou de développer les forces agissantes vers davantage d’autonomie.

François Dosse : Castoriadis. Une vie. La Découverte, 2014, p.197-198.

Joseph Mornet, sur la clinique de La Borde

« On retrouve dans l’ensemble du fonctionnement les principes de la psychothérapie institutionnelle : « la perméabilité des espaces, la liberté de circuler, la critique des rôles et des qualifications professionnelles, la plasticité des institutions, la nécessité d’un club thérapeutique ». C’est le mouvement ainsi créé qui constitue la fonction « d’analyse » et de formation permanente. Il déjoue la routine et l’ennui. Il provoque des hasards. Il permet des rencontres. Il ouvre des paroles. En un mot, il permet de maintenir le désir en favorisant l’hétérogénéité des champs d’investissement.

De la même manière, toute commission, tout groupe, toute réunion a des statuts précaires: ils ne valent que par leur contexte qui, par définition, est fluctuant car vivant.

En 1955, Félix Guattari, qui accompagnait déjà Oury à Saumery, le rejoint définitivement à la Borde : la clinique fonctionnera avec cette « machine bicéphale » jusqu’à la mort du philosophe en 1992. Il définit ainsi la Borde :

« On met en place autour du malade un système d’objets de médiation pour le prendre au piège de la relation. On tisse une immense toile d’araignée avec des itinéraires, des circuits, des branchements. Dès qu’une petite connexion s’amorce, on la renforce. On fait des nœuds aux points de couture pour que ça tienne. » (F. Guattari, interview du Nouvel Observateur, 7 mai 1973.) (…)

Cinquante ans après l’ouverture de la clinique de la Borde, le bilan de sa pratique déborde largement le seul champ de la santé mentale. Elle traverse tout le champ des sciences humaines, de la philosophie et du politique. »

Joseph Mornet : Psychothérapie institutionnelle, Histoire et actualité. Champ social éditions, 2007.

Giorgio Agamben sur la politique

Quelques extraits du texte de Giogio Agamben : Dans cet exil. Journal italien 1992-1994, in Moyens sans fins. Notes sur la politique. Payot et Rivages, 1995.

Aujourd’hui, les partis qui se définissent « progressistes » et les coalitions dites « de gauche » ont gagné les élections administratives dans des grandes villes où l’on votait. On est frappé par la préoccupation obsessionnelle des vainqueurs de se présenter comme establishment, de rassurer à tout prix les vieux potentats économiques, politiques et religieux. (…)

Une chose est sûre : ces politiques finiront par être battus par leur volonté même de vaincre à tout prix. Le désir d’être establishment les perdra comme il a perdu leurs prédécesseurs.

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Il est important de savoir distinguer défaite et déshonneur. (…) Il y a eu déshonneur parce que la défaite (de la gauche) n’a pas conclu une bataille sur des positions opposées, mais a seulement décidé à qui il revenait de mettre en pratique une idéologie identique du spectacle, du marché et de l’entreprise. Un capitalisme en chapeau melon et à la mauvaise conscience a été battu par un capitalisme plus affranchi et sans complexe (ce qui était prévisible)…

Jean-Claude Milner, dans L’Archéologie d’un échec, a identifié clairement le principe au nom duquel s’est accompli ce processus : transiger. La révolution devait transiger avec le capital et avec le pouvoir comme l’Église avait dû pactiser avec le monde moderne. Ainsi, petit à petit a pris forme la devise qui a guidé la stratégie du progressisme dans sa marche ratée vers le pouvoir : il faut céder sur tout, réconcilier toute chose avec son contraire, l’intelligence avec la télévision et la publicité, la classe ouvrière avec le capital, la liberté de parole avec l’État-spectacle, la société avec le développement industriel, la science avec l’opinion, la démocratie avec l’appareil électoral, la mauvaise conscience et l’abjuration avec la mémoire et la fidélité. (…)

La politique classique faisait une distinction entre zoé et bios, entre vie naturelle et vie politique, entre l’homme comme simple être vivant, qui avait son lieu dans la maison, et l’homme sujet politique qui avait son lieu dans la polis. Eh bien, nous ne savons plus rien de tout cela. (…)

Il nous a fallu nous habituer à penser et à écrire dans cette confusion de corps et de lieux d’extérieur et d’intérieur, de ce qui est muet et de ce qui a la parole, de ce qui est esclave et de ce qui est libre, de ce qui est besoin et de ce qui est désir. (…)

Mais c’est à partir de ce terrain incertain, de cette zone opaque d’indifférenciation, que nous devons aujourd’hui retrouver le chemin d’une autre politique, d’un autre corps, d’une autre parole.

Identité, identités (selon M. Godelier)

En tant que membre de la tibu, il porte un grand nom, celui d’être un « Baruya » comme on est un « Français », mais il est aussi membre d’un des groupes de parenté qui composent cette tribu. Il est un « Bakia », par exemple, mais son identité ne se réduira jamais à ces deux identités englobantes.(…) Il (elle) a autant d’identités qu’il (elle) appartient simultanément à différents groupes sociaux par un aspect (ou par un autre) de lui ou d’elle-même. Il est homme et non pas femme, il est le co-initié de… Elle est femme (…) Il est le fils de… Elle est soeur de, mère de…

Toutes ces identités sont des cristallisations en chaque individu de différents types de rapports aux autres, de fonctions et de statuts qui aboutissent à lui  (à elle) et s’impriment en lui (en elle), soit partent de lui (ou d’elle) et vont s’imprimer chez d’autres. Toutes ces identités qui s’impriment en lui ou qu’il confère aux autres, l’individu en trouve et le contenu et la forme au sein des rapports sociaux spécifiques et de la culture qui caractérisent sa société, dans les particularités de leurs structures et de leurs contenus. Elles constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n’est jamais un simple addition d’identités distinctes, de rapports particuliers. Car l’identité personnelle, intime d’un individu est toujours le produit d’une histoire singulière… »

Maurice Godelier : Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Champs, Flammarion, 2010. (Première édition : Albin Michel, 2007).

fonction poétique du langage et tissage de soi

« C’est que,  pour résumer nous ne pouvons oublier que c’est seulement par les chemins de la fonction poétique du langage que continue à se tisser toujours la singularité radicale de chacun. Le métier que nous choisissons peut habiller l’identité de chacun, la renforcer parfois, mais il constitue souvent un simple déguisement : connaître ou reconnaître quelqu’un, et évidemment soi-même, n’est jamais possible en considérant seulement sa manière d’exercer son travail social, son métier, sa fonction.

S’il nous faut donc, en ce qui concerne notre métier de psychothérapeute, aider à ce que le sujet singulier qui nous parle retrouve tout au moins quelques unes des coutures décousues ou des déchirures de son identité en question, il nous faudra faire attention aussi bien à ce que les paroles disent ou cachent, ou aux actes volontaires ou involontaires, pour insignifiants qu’ils soient, qu’à la fonction poétique qui en fait les relie ».

F. Tosquelles Fonction poétique du langage et psychopthérapie, Erès, 2003 (p. 25).

le sujet produit par la parole (Tosquelles)

« Il y a tant de gens qui s’entêtent à vouloir être « un tout » et tout avaler tout de suite. Et quand ils voient eux-mêmes qu’un tel projet est indéfendable, alors ils pensent qu’il vaut mieux n’être rien du tout. Tôt ou tard ils pensent d’eux-mêmes qu’ils ne sont rien ou que les autres les traitent comme s’ils n’étaient « rien » : une chose vide, ni plus ni moins qu’un objet, et jamais un sujet, toujours produit, comme nous le disions, par la parole et non par magie ni par culture. Un sujet précisément d’où émergent les questions auxquelles répond le moi en choisissant d’être de telle ou telle bande, de tel ou tel lieu. Nous disions donc que le sujet naît de là-même où la parole s’échappe par des clivages, des chutes et des lézardes et lui fait un nid ».

Tosquelles F. Fonction poétique et psychothérapie. Erès 2003, p. 22.

Ferrarotti sur la méthode biographique et la co-construction du savoir

La méthode biographique c’est autre chose qui est beaucoup plus déstabilisant, parce qu’elle amène le chercheur à reconnaître qu’il ne sait pas, qu’il ne peut commencer à savoir qu’avec les autres – avec les gens – qu’avec le savoir des gens, et en particulier avec le savoir que ses interlocuteurs construisent avec lui dans des prises de parole, dans des conversations, dans des récits.

Franco Ferrarotti

Partager les savoirs, socialiser les pouvoirs, un entretien avec Christine Delory-Momberger, Revue Le sujet dans la cité , n° 4, 2013

La Borde « un refuge de désespérés énergiques »

« Il faut savoir que nous étions quelques uns à être arrivés à La Borde et à être des gens que la vie désespérait. C’est comme ça que nous nous étions retrouvés là. Ce n’était pas une rencontre d’intellectuels, d’universitaires, de savants, de philosophes, c’était un refuge de désespérés énergiques. Et un rassemblement de gens dont certains avaient une vitalité et une force créatrice extraordinaire, et qui, dans des conditions sociales habituelles, n’avaient de place nulle part. Nous vouloins réinventer la vie, maintenir le fait que ce soit vivant, ce n’était pas une discipline, mais une exigence. »

Agnès Bertomeu, MÉTAMORHOSES ou la « Grille des ateliers » à La Borde, Le sujet dans la cité, n° 4, p. 153.

régimes discursifs et actes de reconnaissance

« Ce que j’essaie de faire, c’est de trouver une manière de mettre en crise le langage de l’ontologie, et de bien faire comprendre qu’attribuer à quelqu’un le statut de citoyen, attribuer à quelqu’un le statut d’être genré équivaut à une attribution ontologique qui dérive de cet acte institutionnalisé de reconnaissance…

En fait je n’ai pas envie que les gens soient quoique ce soit (…). Mais je crois qu’une fois que nous reconnaissons, pour ainsi dire, que ce statut ontologique est produit, désavoué, suspendu par différents types de régimes discursifs institutionnalisés, la question est de savoir comment nous mobilisons ces régimes, et dans quel but« .

Judith Butler, Humain inhumain. Le travail critique des normes. Amsterdam, 2005, p. 51.

 

Exégèse ou interprétation : deux postures de chercheurs

« Depuis les études, désormais nombreuses, sur le fonctionnement de la mémoire collective, nous savons à quel point le remaniement du passé est consubstantiel à la constitution du présent. C’est toute la différence entre exégèse et interprétation : l’exégète contribue à la pérennisation d’une croyance, l’interprète, dans la mesure où il prend ses distances par rapport au message à décoder, participe à sa dissolution. (…) En fait, privilégier l’exégèse – choix tout à fait légitime – revient à adopter un regard « phénoménologique ». L’objectif, dans ce cas, est de restituer le monde tel qu’il est vécu par les acteurs. (…)

Les niveaux de vérité sont pluriels. Il y a une vérité des acteurs (il y en a plusieurs, d’ailleurs), que le phénoménologue traque et restitue fidèlement. Et il y a une vérité d’une autre nature : une vérité « inconsciente », peut-être, qui demande un travail comparable, en quelque sorte, à celui du psychanalyste. Pour des raisons à la fois scientifiques et peut-être biographiques, ce deuxième niveau d’analyse intéresse les chercheurs se réclamant d’une approche dite « critique ».

S. Dalla Bernardina. Les confessions d’un traître. Du caractère indécent de l’enquête ethnographique et de la manière de s’en sortir. in : »Chercher. S’engager », revue Communications, n° 94, 2014, p. 102.