laisser une trace (S. Stétié)

« Plus que tout autre chose – une pierre, par exemple – l’homme veut laisser derrière lui une trace.

Cela ne l’empêchera nullement, par ailleurs, de laisser aussi une pierre dans son dos : pierre tombale, cippe funéraire, statue.

Mais plus essentielle à ses yeux est la trace évasive, peut-être inconsciemment ressurgie des profondeurs de son passé nomade.

De son passé indécis et de son présent en apparence stabilisé, de sa fragilité constitutive, ce destin vaporeux de nuage qui est le sien, il souhaite déduire quelque chose de plus vaporeux encore : un signe, une assemblée de signes.

Une assemblée de signes, à partir d’un alphabet inventé et se formant mot à mot en une réserve d’émotions et de sens, c’est cela qu’on appelle un livre. L’homme – l’écrivain dans le cas d’espèce – se veut, assez mystérieusement, l’auteur d’un livre.

Auteur !

Or un livre, outre les pattes de mouche qui l’inscrivent et qui, ailes de mouches, s’envoleront, est fait de la matière la plus vulnérable qui soit, papier mort avant d’être né, objet de la convoitise barbare de tous les fléaux déchaînés : feu du ciel, eau de la terre, populations stupides de myriades de constellations papirophages qui sont encore plus avides et plus aveugles que les hommes, climats, montées imprévues (quoique prévisibles et inscrites à tous nos horizons) de l’insensibilité et de la bêtise – toutes autres plaies de l’Egype, celles qu’on connait et celles qu’on ne connait pas.

Et pourtant, muré dans son entêtement, l’homme veut laisser, face au sable ou au vent, face au terrible, une marque tendre ou dure de sa traversée des choses : un livre. (…)

Déjà partis, un pied dans le vide, nous imprimons d’un coup de talon l’empreinte paradoxale de notre néant sur la peau du désert naissant. »

Salah Stétié : Avant-livre, Éditions de la Margeride, 2008.

 

M. Crawford « Contact »

« Tout au long de cette enquête, je m’efforcerai de mettre en évidence certains traits étranges de notre culture, comme notre approche de l’éducation ou l’atmosphère de nos espaces publics.

M’appuyant sur certains courants de pensée dissidents de notre tradition philosophique, j’entends donner une image plus juste de notre rapport au réel et à autrui. J’espère que cette compréhension alternative nous aidera à mieux penser la crise contemporaine de l’attention et à retrouver certaines possibilités d’épanouissement humain.

Mon argumentation reposera sur des études de cas portant sur le fonctionnement de l’attention dans différents domaines de compétence pratique. (…) Les domaines de compétence pratique fonctionnent comme des points d’ancrage de notre rapport au réel – des points de triangulation avec les objets et nos semblables, qui ont leur propre réalité. Le résultat le plus surprenant de cette enquête (du moins à mes yeux), c’est qu’une « individualité » est susceptible d’émerger d’une telle triangulation. Un véritable exploit dans une société de masse qui parle le langage de l’individualisme tout en le vidant de sa substance. »

Matthew Crawford : Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver. La Découverte. 2016

Extraits de « Brouhaha » de Lionel Ruffel

« Il faudrait élargir notre notion d’expérience esthétique, la retrouver dans celle des microcommunautés, des petits groupes, (…) de l’attention à l’autre (le care), qui ménagent des moments de réponse à la crise de l’attention. » (p. 73).

« Il y a bien deux voies d’études des phénomènes contemporains : l’une supposant une prise de distance, un surplomb, un détachement, une abstraction, mais aussi une distinction ; l’autre « embarquée », contemporaine dans le troisième sens du terme (camarade du temps), compositionniste, matérialiste, égalitaire, qui accepte le risque de l’aveuglement. » (p. 89).

« S’il est un point commun à l’ensemble de ces transformations,c’est que l’on passe d’une représentation et donc d’un imaginaire du littéraire centré sur un objet-support: le livre, à un imaginaire du littéraire  centré sur une action et une pratique : la publication. » (…) « il est nécessaire de se demander quel imaginaire politique produit la pluralisation de l’idée de publication. » (p. 107-108).

« Dans les luttes de définition sur le présent, le curseur se déplace des contenus aux positions d’énonciation, aux prises de parole, aux légitimités. Ce n’est en aucun cas un formalisme. Avant toute déclaration, quelle qu’elle soit, il faut d’abord se demander qui parle, avec quelle autorité, en faisant quel usage de la parole, car les exclusions premières sont celles qui portent sur le discours. » (p. 125).

Lionel Ruffel : Brouhaha. Les mondes du contemporain. Verdier. 2016.

 

Une société « paradoxante »

« Les changements auxquels nous assistons depuis quelques décennies conduisent à une exacerbation des contradictions, une radicalisation des enjeux, un bouleversement des représentations, dont le sens échappe aux paradigmes habituellement utilisés par les sciences économiques et les sciences sociales (…)

Cet ouvrage se propose d’explorer la genèse et la mise en oeuvre de cet ordre paradoxal : pourquoi et comment les contradictions se transforment en paradoxes, comment les individus et les groupes réagissent à ce mécanisme qui parait global, quelles sont les formes de résistance qu’il suscite, les réactions défensives qu’il entraine et les mécanismes de dégagement pour « s’en sortir ».

V. de Gaulejac et F. Hanique : Le capitalisme paradoxant,Seuil, 2015, p. 16

Nous sommes dans l’itinérance

« Nous sommes dans l’itinérance.Nous ne sommes pas en marche sur un chemin balisé, nous ne sommes plus téléguidés par la loi du progrès, nous n’avons ni messie ni salut, nous cheminons dans nuit et brouillard. Ce n’est pas l’errance au hasard, encore qu’il y ait hasard et errance ; nous pouvons avoir aussi des idées-phares, des valeurs élues, une stratégie qui s’enrichit en se modifiant. Ce n’est pas seulement la marche à l’abattoir. Nous sommes poussés par nos aspirations, nous pouvons disposer de volonté et de courage. L’itinérance se nourrit d’espérance. Mais c’est une espérance privée de récompense finale ; elle navigue dans l’océan de la désespérance.

L’itinérance est vouée à l’ici-bas, c’est-à-dire au destin terrestre. Mais elle porte en même temps une recherche des au-delà. Ce ne sont pas des « au-delà » hors du monde, ce sont les « au-delà » du hic et nunc les « au-delà » de la misère et du malheur, les « au-delà» inconnus propres justement à l’aventure inconnue. Lire la suite

l’étranger nous habite (Kristeva)

 

« Étrangement, l’étranger nous habite: il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le «nous» problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés. »

Julia Kristeva : réflexions sur l’étranger (conférence prononcée au Collège des Bernardins, le 1e octobre 2014)

http://www.kristeva.fr/reflexions-sur-l-etranger.html

Capitalisme et sens commun

« Le progrès de la société – s’il est possible – ne tient pas à un objectif grandiose tel que le « renversement du capitalisme » ou sa transformation radicale, mais à une lente modification des lieux communs (des représentations communément partagées) concernant l’être humain et la société. Un changement qui, s’il s’opère, entamera la force du discours dominant et rendra légitime une autre manière de penser et d’agir. »

François Flahault : Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Mille et une nuits, 2003.

Va jusqu’au bout de tes erreurs

Va jusqu’au bout de tes erreurs, au moins de quelques unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t’arrêtant à mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d’erreurs, de bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront « ta destinée ». L’ennemi qui est ta structure, force-le à se découvrir. Si tu n’as pas pu gauchir ta destinée, tu n’auras été qu’un appartement à louer.

H. Michaux. Poteaux d’angle. Cité par A. Maïsetti en exergue à Affrontements. Publie.net

Écologie de l’attention

« Si notre attention est un champ de bataille où se joue le sort de nos soumissions quotidiennes et de nos soulèvements à venir, alors nous sommes à la croisée des chemins. Chacun peut apprendre à mieux « gérer » ses ressources attentionnelles, pour être plus « performant » et plus « compétitif »… Ou alors, nous pouvons apprendre à nous rendre mieux attentifs les uns aux autres, ainsi qu’aux relations qui tissent notre vie commune. Lire la suite

LENDEMAINS GUERRES…

LENDEMAINS GUERRES ET LARGES

http://www.nuitetjour.xyz/nuitetjourfree/2015/11/22/lendemains-guerres-et-larges-par-arnaud-masetti

…. « C’est le propre de l’Histoire quand elle a lieu : qu’elle se dérobe sous nos pieds. Viendra le temps de la pensée, puis celle, sans doute, de l’action. Pour l’heure, passé celui de la sidération et de l’émotion, c’est le temps redoutable et infect des bavardages, des avis délivrés comme pour se vautrer dans soi-même, et de jouir de la lâcheté d’en posséder un, d’avis, et que dans sa banalité, ils trouvent là leur singularité.

Pendant trois jours évidemment, surtout ne pas écrire qui ajouterait aux mots d’autres mots et la honte. Lire la suite