la voix est un pont entre le langage et le corps

Un jeune garçon aux allures de surfer ose timidement s’adresser au « maître » :

- Beaucoup de gens disent que la voix, nos voix les attirent [les furtifs] ?Je comprends pas pourquoi ?

Varech souffle, il en a parlé cinquante fois, il pourrait zapper mais il sait aussi qu’il est là pour ça : pour dire et redire encore, transmettre, partager. Que la furtivité est un monde inconnu encore pour tellement de gens, souvent incompris même chez les plus engagés des camarades. Alors il s’y colle :

- Peut-être parce que la voix est un pont entre le langage et le corps. Entre le sens et le son. C’est sur ce pont que les furtifs et les humains peuvent se rencontrer et échanger quelque chose (…)

- Si je te suis, ce serait quand on discute qu’on est le plus proche d’un furtif…

- Discuter ça reste très étrange… c’est sculpter l’air ensemble, par la voix. C’est utiliser nos corps, le ventre, la trachée, notre bouche, pour fabriquer des objets sonores – qu’on s’échange et qui nous changent, en profondeur. Discuter c’est comme accepter de se transformer, l’un par l’autre…

Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, 2019, p. 683.

 

C. Jacob Lieux de savoir (conférence)

Les lieux de savoir sont donc tous les lieux où du savoir est produit, activé, fixé, communiqué, transmis, partagé, de même que les lieux qui en finissent par matérialiser une certaine idée du savoir lui-même : bibliothèques, musées, académies, universités, grandes écoles, institutions savantes etc.

Je n’en donne pas une définition fonctionnaliste. Certes, certains savoirs nécessitent des lieux spécifiques, comme un laboratoire doté d’équipements lourds, un atelier avec des outils et des machines, une bibliothèque, etc. Mais on peut aussi lire, réfléchir, écrire, penser, observer dans la rue, dans un jardin, dans le métro, dans un café. Les cafés, on le sait, ont été des lieux de savoir importants, de la République des Lettres à Saint-Germain des Près, ils le sont encore, lorsque l’on reçoit des étudiants pour discuter, lorsque l’on lit et on écrit, dans ces lieux à la fois de sociabilité et d’isolement. Je dirai donc que ce sont les pratiques  qui instituent les lieux de savoir. D’où l’intérêt de reconstituer les pratiques dans les multiples scènes où elles s’inscrivent.

Christian Jacob https://lieuxdesavoir.hypotheses.org/ consulté le 19/11/2019 (conférence pour le master « Sciences en société, EHESS, 7/11/2019

 

 

 

 

 

 

David Abram : l’énigme du langage

L’énigme qu’est le langage, fait aussi bien de silences que de sons, n’est pas celle d’une structure inerte ou statique, mais celle d’un champ corporel : évoluant comme un vaste tissu vivant que ne cesse de tisser ceux qui parlent. Merleau-Ponty distingue nettement ici la parole véritable, expressive et celle qui se borne à répéter des formules toutes faites. Cette dernière est à peine une « parole ». Elle ne porte pas vraiment de signification au sein de la trame des mots (…) Elle ne modifie pas les structures préexistantes du langage mais le traite plutôt en tant qu’institution achevée. (…)

De fait, toute parole effectivement signifiante est intrinsèquement créatrice. Elle utilise des mots usuels sur un mode qui ne correspond pas tout à fait à l’usage établi, modifiant donc, même très légèrement, le réseau du langage dans son ensemble. Lire la suite

Bernard Lubat et les politiques d’Uzeste

A un moment de mon parcours, j’ai pensé que ma place, celle à partir de laquelle je pouvais apporter quelque chose à la dynamique d’émancipation, était nécessairement liée à cette position rurale minoritaire (Lubat 2015).

Aussi, son idée fut de faire d’Uzeste un lieu au sens où l’entend Edouard Glissant, i.e. un espace de questionnement tant esthétique que politique, ouvert sur le Tout-Monde.

Nous essayons de montrer qu’une vie n’est bien remplie que si l’on comprend qu’il faut toute une vie durant s’y apprendre, s’y cultiver, s’y interroger, s’y instruire, s’y critiquer, s’y inventer sans cesse de la naissance à la mort. (Lubat 2015).

Fabien Granjon, Notes liminaires, dans J. Denouël et F. Granjon Politiques d’Uzeste. Critique en étendue. Tome 2, éditions du commun, 2019.

Agentivité (agency) et agencement (Ingold)

Si l’agentivité (agency) n’est pas déterminée préalablement à l’action, comme la cause d’un effet, mais se forme et se transforme au fil de l’action elle-même, alors nous pouvons utiliser le participe présent au lieu du nom et dire « en agissant » (agencing), devenant agent (becoming agent), ou encore avoir recours au mot agencement. (…)

La différence est que l’agentivité nous appartient en tant qu’être doué de volonté, alors que l’agencement nous saisit, en raison de nos habitudes. La première est une propriété que nous sommes censés posséder et qui nous permet d’agir. Le second est une tâche que nous sommes voués à accomplir en tant qu’être réactifs (responsive) et responsables (responsible), dans le cadre de la vie que nous menons. (p.37-38).

Tim Ingold L’anthropologie comme éducation, Presses Universitaires de Rennes, 2018.

 

L’artiste et le scientifique (J. Dewey)

L’étrange notion qui veut qu’un artiste ne pense pas et qu’un chercheur scientifique, lui ne fasse que cela est le résultat de la conversion d’une différence de tempo et d’accentuation en une différence de genre. Le penseur connait un moment esthétique lorsque ses idées cessent d’être uniquement des idées et deviennent les significations collectives d’objets. L’artiste a ses propres problèmes et réfléchit au fur et à mesure qu’il travaille. Mais sa pensée est incarnée dans l’objet de façon plus immédiate. Parce que ses objectifs sont par comparaison plus éloignés, le scientifique opère avec des symboles, des mots et des signes mathématiques. L’artiste élabore sa pensée au travers des moyen d’expression qualitatifs qu’il emploie, et les termes par lesquels elle s’exprime sont si proches de l’objet qu’il fabrique qu’ils viennent directement se confondre avec lui.

 

J. Dewey L’art comme expérience, 1934, Gallimard, Folio Essais, 2010, p. 49.

 

Expérience esthétique et changement social radical (J. Dewey, 1934)

Le problème du travail et de l’emploi, qui se fait si douloureusement ressentir, ne peut pas être résolu par de simples changements dans les salaires, les heures de travail et les conditions sanitaires. Aucune solution durable n’est possible, excepté dans un changement social radical qui réalise le degré et le genre de participation du travailleur dans la production et dans le caractère social des marchandises qu’il produit. Seul un tel changement modifiera sérieusement le contenu de l’expérience dans laquelle s’inscrit la création d’objets destinés à l’usage pratique. Et cette modification de la nature de l’expérience est l’élément finalement déterminant de la qualité esthétique de l’expérience des choses produites. (…) Lire la suite

science, éthique et politique (Haraway)

Les féministes ont intérêt à projeter une science de relève qui donne une traduction plus juste, plus acceptable, plus riche du monde, pour y vivre correctement et dans une relation critique et réflexive à nos propres pratiques de domination et à celles des autres ainsi qu’aux parts inégales de privilège et d’oppression qui constituent toutes les positions. Dans les catégories philosophiques traditionnelles, c’est peut-être plus une question d’éthique et de politique que d’épistémologie.

Donna Haraway : « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » in Manifeste cyborg et autres essais, Exils, 2007 (p.112-113).

institutions (Nicolas Guerrier)

Nous nous croyions poussière d’étoiles mais nous nous révélons débris institutionnels. Nous nous croyions ontologiquement singuliers, nous nous découvrons socialement imprégnés. Nous avons grandi dans un bain de sens que nos insurrections auront du mal à destituer. Et le jour d’après l’insurrection ne sera qu’un florilège d’institutions.

L’institution est considérée comme ce qu’il y a de plus rebutant pour nous. Elle représente tout le contraire du mouvement. Elle s’oppose systématiquement aux flux que nous voulons libérer, et symbolise trop bien ceux que nous voulons bloquer. Mais peut-être que nous en faisons une fausse idée. L’institution est un phénomène bien plus vaste que l’Etat, l’Assemblée Nationale, l’école ou l’hôpital. Elle déborde largement l’organisation agonisante enfermée entre quatre murs physiques. Elle est nos murs intérieurs, nos groupes, nos organismes, nos croyances, nos errances et nos régimes. Nous sommes contre la loi, alors nous en écrivons des tas sans jamais le dire.

Nicolas Guerrier, Sous les tentatives de communismes immédiats, Agencements, n° 2, 2018, p. 12

 

Donna Haraway : savoirs situés

Les « yeux » que rendent accessibles des sciences technologiques modernes ruinent toute idée d’une vision passive ; ces prothèses nous montrent que tous les yeux, y compris nos propres yeux organiques, sont des systèmes de perception actifs, intégrés dans des traductions et des manières particulières de voir, c’est à dire des manières de vivre. Il n’y a pas de photographie non médiatisée ou de chambre noire passive dans les descriptions scientifiques des corps et des machines ; il n’y a que des possibilités visuelles extrêmement spécifiées, chacune avec sa manière merveilleusement détaillées, active, partielle, d’organiser des mondes. (…) Comprendre comment ces systèmes visuels fonctionnent, techniquement, socialement et psychiquement devrait pouvoir ouvrir à une objectivité féministe encorporée.

D. Haraway Savoirs situés, dans Manifeste cyborg et autres essais, Paris : Exils éditeur, 2007 (p. 116).