La colonialité (M-A. Paveau)

La colonialité désigne une forme de pouvoir colonial qui s’est maintenu après les décolonisations politiques et économiques du XXe siècle, qui est fondateur de la modernité européenne et qui affecte toujours la vie des individus même libres et vivant en régime démocratique. En cela la colonialité se distingue du colonialisme qui désigne l’ensemble des situations coloniales effectives installées par des états européens jusqu’aux années 1960, marquées par la privation de liberté et l’exploitation de certaines catégories d’humain.e.s. [...]

Les effets du pouvoir sont également mentaux, culturels, intellectuels : il existe donc une colonialité du savoir, notion largement traitée dans l’ouvrage collectif La Colonialidad del Saber (Lander ed. 1993) et les travaux de Ramon Grosfoguel. Elle désigne le fait que les savoirs autochtones, englobant d’une part les modes et les formes de rapport au savoir et d’autre part les corps de savoirs constitués (connaissances médicales ou botaniques par exemple), ont été détruits par les colonisateurs, et remplacés par les savoirs européens. Considérés comme vrais, validés par la science occidentale, et donc supérieurs aux savoirs autochtones, ces derniers sont réputés universels et applicables quel que soit le contexte, à partir d’une « épistémologie du point zéro » (notion proposée par Santiago Castro-Gomez). Lire la suite

Walter Benjamin : la grâce des lucioles (G. Didi-Huberman)

A l’époque-même – de 1933 à 1940 – où Walter Benjamin évoquait cette possibilité d’« organiser le pessimisme » par la ressource de certaines images ou configurations de pensée alternatives, la vie quotidienne ne lui était certes pas de tout repos. Peut-on imaginer ce qu’était la vie de ce juif allemand « sans ressources », en fuite perpétuelle devant l’étau qui se resserrait autour de lui ? [...]

Benjamin sut « organiser son pessimisme » avec la grâce des lucioles, cherchant par exemple, entre le théâtre épique de Bertold Brecht et la dérive urbaine des poètes surréalistes, entre la Bibliothèque nationale et le Passage des panoramas cet « espace d’images » capable de contredire la police – les terribles contraintes de sa vie.

 

Georges Didi-Huberman : Survivance des lucioles, Editions de Minuit, 2009, 110-111.

 

 

 

Le français n’existe pas (Myriam Suchet)

Le français n’existe pas.

Du moins il n’existe pas sans toi, et moi, et elles, et eux, et vous et nous qui parlons, écrivons, chantons, sacrons, conversons, discourons…

C’est de chacune de nos paroles que « la langue » est faite, défaite et refaite : fête !

Les guillemets, ici, visent à rappeler le caractère construit, non naturel, des parois du bocal linguistique.

Or cette évidence ne cesse d’être escamotée, parfois par des institutions garantes de la stabilité ou de la pureté linguistique (comme l’école, le dictionnaire ou l’Académie), parfois de façon involontaire.

Au contraire, certains textes, notamment littéraires, ravivent l’ouverture à même « la langue» : ils invitent à lire le « s » de français comme une marque de pluriel.

La recherche qui commence ici prend son impulsion dans la lecture de ces textes que je dirai « hétérolingues » .

Le choix de ce terme permet d’indiquer qu’il ne s’agit pas d’additionner une langue « x » + une langue « y » + une langue « z » (ce que ait le pluri- ou le multi-linguisme qui promeut la diversité), ni d’enrichir le trésor d’une Francophonie dont la France resterait le centre, mais de travailler les différences internes à toute langue, de prendre acte des hétérogénéités qui constituent chacune d’entre elles (ce qui est vrai pour « le français » l’est de la même manière pour « l’anglais » , « le japonais » , « l’africain » ou « l’inuktikut » .

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L’écriture de soi “en ligne” : une pratique automédiale (M. Jahjah)

J’ai récemment découvert, dans un dictionnaire qui vient de paraître (Christine Delory-Momberger, Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, Érès, 2019), un concept opportun pour réfléchir à l’écriture dite “en ligne” : l’automédialité. À l’intersection des études autobiographiques et intermédiales, l’automédialité désigne le processus par lequel une personne travaille sur elle-même, développe un “souci de soi” (Pierre Hadot 1), en prise avec un ensemble de formes, de matériaux, de gestes matériels. Pour ses tenants, le rapport à soi est donc inséparable des ressources matérielles, techniques, expressives des supports d’écriture. [...]

Dans ces conditions, [...] quelle serait la plus-value du concept d’automédialité ?

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La force du vrai (Lorenzini)

L’étude de la parrêsia du point de vue de l’effet perlocutoire montre clairement que des questions de « vérité » peuvent jouer un rôle crucial par rapport à la possibilité, pour un certain discours, de s’introduire au sein d’un contexte donné et d’une configuration déterminée de rapports de pouvoir comme une force critique. Cela suppose pourtant de déplacer le problème de la vérité du côté de l’êthos, de la manière d’être et de vivre de celui qui prétend dire vrai, et de concevoir donc la vérité elle-même comme une force éthico-politique.

Daniele Lorenzini : La force du vrai. De Foucault à Austin. Le bord de l’eau. 2017, p. 18

Maryse Hache parler

« Dire quelques bribes du parcours, avec l’impression qu’il y a, au-delà de la matière individuelle, une matière universelle, une matière qui nous concerne tous.

Qui nous concerne tous car sinon pourquoi me tient tellement à cœur, — à os, à peau — que, vis-à-vis du monde, je suis en quelque chose responsable de mes agissements, de mes paroles, de mes pensées, de mes décisions, de mes sourires ?

Je tiens à cette poudre de responsabilité vis-à-vis du monde.
Elle me tient.
Et je prends la parole, ou plutôt je prends les mots, qui m’ont prise, depuis longtemps.

Parler, parler, nommer.
Commencer par là.
Nommer la maladie par son nom, sans métaphore, périphrase ou litote.
Partout où je passe, ou presque — il faut que ça ait du sens, c’est-à-dire qu’il y ait du temps possible pour parler de ce qui a été dit — il faut que je parle, il faut que je nomme.

Maryse Hache.  Passée par ici. Publie.net 2015 (p. 14)

Maryse Hache le mot

 

le mot ne fait pas tout

mais rien ne fait tout

 

le mot joue sa partie

comme la rose

et l’églantine

 

nous avons une langue

soyons-en

dignes

 

ce sont les mots

qui construisent

notre vision du monde

 

le chemin de la bienveillance

c’est aussi

de veiller sur la langue

 

Maryse Hache Passée par ici Publie.net 2015 (p. 21)

 

 

 

Peronne ne sait tout… (Pierre Lévy)

Personne ne sait tout, tout le monde sait quelque chose, tout le savoir est dans l’humanité. Il n’est nul réservoir de connaissance transcendant et le savoir n’est autre chose que ce que savent les gens.

Pierre Lévy L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace. La Découverte, 1994.

 

 

 

 

Stengers : réactiver le sens commun

 

Activer les mots, les replonger dans des situations qui appartiennent à l’expérience courante sur un mode tel que cette expérience ne permette pas de les définir, mais reçoive le pouvoir de les engager dans une aventure « spéculative », c’est ce que Whitehead ne cessera de faire dans Modes de pensée. Pas de métaphore ici, mais pas non plus de sens littéral : il s’agit de dramatiser ce qui va sans dire lorsque nous disons quelque chose, le déploiement quelque peu vertigineux de ce que présuppose et affirme le plus limpide, le plus routinier des énoncés dès lors qu’il n’est pas réduit à « un » énoncé, mais envisagé comme « cet » énoncé, toujours engagé dans « cette » situation, répondant à « ce » mode d’engagement dans la situation. (…)

Le sens commun, s’il doit pouvoir être soudé à l’imagination, doit être capable de ruminer, c’est à dire de ne pas se laisser faire, de ne pas accepter avec docilité la disqualification de ce qui lui importe. (…)

Les théories spécialisées se font gloire de disqualifier le sens commun, de le convaincre qu’il doit s’en remettre à l’autorité de « ceux qui savent ». La tâche de la philosophie peut se dire « réactiver le sens commun » car ce que nous connaissons n’est que le sens commun tel qu’il a été défait.

 

Isabelle Stengers Réactiver le sens commun, La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2020, p.12-15.

 

 

 

 

Rancière : littérature, sciences sociales et politique

Car c’est toujours de cela qu’il est question dans les fictions avouées de la littérature comme dans les fictions inavouées de la politique, de la science sociale ou du journalisme: de construire avec des phrases les formes perceptibles et pensables d’un monde commun en déterminant des situations et les acteurs de ces situations, en identifiant des évènements, en établissant entre eux des liens de coexistence ou de succession et en donnant à ces liens la modalité du possible, du réel ou du nécessaire. L’usage dominant pourtant s’attache à les opposer. [...]

Il est légitime, en revanche, de donner toute leur fonction heuristique aux transformations de la rationalité fictionnelle, et notamment aux transformations des formes de constitution des sujets, d’identification des évènements et de construction de mondes communs qui sont propres à la révolution littéraire moderne. En un temps où la médiocre fiction nommée « information » prétend saturer le champ de l’actuel avec ses feuilletons éculés de petits arrivistes à l’assaut du pouvoir sur fond de grands récits d’atrocités lointaines, une telle recherche peut contribuer utilement à élargir l’horizon des regards et des pensées sur ce qu’on appelle un monde et sur les manières de l’habiter.

 

Jacques Rancière : Les bords de la fiction, Seuil, 2017, p. 13-14.