Queneau Comprendre la folie

Ainsi, en comprenant la folie, nous approfondirons notre connaissance de l’humanité et nous en réaliserons les aspects cachés et mystérieux. Il nous faut donc accomplir l’homme, puisqu’il n’est rien d’autre à faire pour ce mammifère égaré dans la prairie des syllogismes et le pâturage des contradictions. L’accomplir dans tous ses sens et dans toutes ses possibilités. Et si le principal de ces accomplissements à l’heure où l’impérialisme opprime les cinq continents est de dégager l’homme des liens sociaux illusoires dans lesquels ce capital a réussi à l’enchaîner, il n’est pas non plus inutile de penser à cet accomplissement qui consiste à dévoiler pourquoi des hommes se sont séparés de nous derrière la vitre opaque du délire. L’homme perdu au milieu des constellations et des champs de betteraves y trouvera, peut-être ! les origines de son enthousiasme pour les fonctions automorphes, de son inquiétude lorsqu’un miroir se brise, de son rire devant un pot de moutarde ou un chapeau-claque, l’origine de son rire, de son rire un peu fou.

Raymond Queneau Comprendre la folie, dans G. Macé, La pensée des poètes, p. 311.

 

Segalen : congrès et réunions publiques

Les congrès américains ont ceci de commun avec toutes les réunions publiques – savantes ou ignorantes – des deux mondes, que nulle opinion n’en sort modifiée et que les idées vraiment nouvelles y sont rares. Et même, par cette loi curieuse de la psychologie des foules, il est constant que chaque congressiste y apparaisse un peu inférieur à lui-même. Il s’établit une sorte d’atmosphère mixte qui nivelle un peu tous les cerveaux.

Segalen Victor dans Gérard Macé, La pensée des poètes, Gallimard Folio Essais, 2021, pp. 118-119.

 

Valéry redoutables machines

Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles qui tournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matière ou l’énergie. Il est d’autres engins, non de cuivre ou d’acier bâtis, mais d’individus étroitement spécialisés : organisations, machines administratives construites à l’imitation d’un esprit en ce qu’il a d’impersonnel.

La civilisation se mesure par la multiplication et le croissance de ces espèces. [...]

Chacun de nous est une pièce de quelqu’un de ces systèmes, ou plutôt appartient toujours à plusieurs systèmes différents ; et il abandonne à chacun d’eux une part de la propriété de soi comme il emprunte de chacun d’eux une part de sa définition sociale et de sa licence d’être.

 

Paul Valéry dans Gérard Macé, La pensée des poètes, Gallimard Folio Essais, 2021, pp. 96-97.

 

Sarraute, Wittig : le travail des mots

 

« Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les « rapports », c’est à dire la façon dont nous percevons les objets. » [Gustave Flaubert Lettre à Guy de Maupassant Correspondance t.5 Gallimard La Pléiade, 2007, p. 416]

On va au lieu où mots et sensations de mots ne sont pas séparables (et entre parenthèses on est renvoyé à ce qui fait la nature du langage, un corps hétérogène, à la fois abstrait et concret, matériel et symbolique, réel et irréel.

La geste sarrautienne met en scène tout ce qui se passe avec, autour du langage. « Mes véritables personnages, mes seuls personnages, ce sont les mots. » [Nathalie Sarraute La quinzaine littéraire, n°292, 1978, p.4]

C’est à dire que tout à coup, en Sarraute, on s’aperçoit qu’on vit en langage, sans cesse, sans un instant de repos, nuit et jour, quand on dort et quand on veille. Toutes les situations pratiques qu’on connaît, ce qu’on appelle la vie, la mort, ce qui appartient à la tragédie, à la comédie, aussi bien qu’aux situations les plus banales, sont vécues dans le langage ou plutôt en langage. (p. 280-281).

La langue nous façonne depuis toujours, à tout âge, enfants, adolescents, adultes, vieillards (…) (p. 288).

C’est avec des mots qu’on travaille, des mots qu’il faut investir d’une nouvelle forme dans l’écriture et par conséquent d’un nouveau sens. On travaille avec des mots qui doivent bousculer les lecteurs. Si les lecteurs ne ressentent pas le choc des mots, c’est que le travail n’a pas été accompli. (p. 322).

Monique Wittig Dans l’arène ennemie. Textes et entretiens 1966-1999. Les Editions de Minuit. 2024.

 

Myriam Suchet : savoir situé ou effacement énonciatif

 

La description que donne Pierre Macherey de « la langue » universitaire est glaçante :

« La manière dont l’enseignement universitaire aborde les thèmes qu’il traite, en en « parlant » au titre d’une parole surplombante et désengagée, a pour but premier de les neutraliser, en les coupant artificiellement des conséquences que serait susceptible de déchaîner leur mise en œuvre effective. Entre les murs de l’Université circule une parole ésotérique, d’autant plus libre qu’elle se présente comme déconnectée des enjeux qui échappent à sa prescription. » (Pierre Macherey, La Parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011, p. 229.)

[...]

Tout se passe comme si les discours d’enseignement et de recherche s’ingéniaient à effacer les guillemets : il s’agit d’escamoter les indices de l’énonciation au point que plus personne ne semble parler (et assurément pas en « je »). Dans les termes de Robert Vion :

« l’effacement énonciatif constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l’impression qu’il se retire de l’énonciation, qu’il « objectivise » son discours en « gommant » non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable. » (Robert Vion, « “Effacement énonciatif” et stratégies discursives », dans André Joly et Monique De Mattia (dir.), De la syntaxe à la narratologie énonciative, Paris, Ophrys, 2001, p. 18.)

C’est précisément cette dimension d’adresse qui, à mes yeux (à mes oreilles ?) condense l’essentiel de l’enjeu relatif au caractère situé d’un savoir en train de s’énoncer : à qui parle t il, qui lui répond — et sur quel ton ?

Myriam Suchet, « Lire en français au pluriel, et jusqu’à entendre l’appel des notes », dans Fabula-LhT, n° 26, « Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes) », dir. Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren et Aurore Turbiau, October 2021,URL : http://www.fabula.org/lht/26/suchet.html, page consultée le 27 March 2024

 

Cécile Wajsbrot au choeur des mots

Le nom qu’on me donne – coryphée – impliquerait presque une hiérarchie, m’installerait à la tête d’un groupe. Pourtant je me sens moins plutôt que plus, soustraite au choeur des mots qui circulent en tous lieux – ceux des écrans, de la radio, ceux des journaux et les paroles entendues dans la rue et les phrases lues, les voix au téléphone, les échanges professionnels, un flux continu. Les questions posées et les réponses données, l’opinion commune, la pensée approximative, les rets de la haine dans lesquels nous nous débattons.

Cécile Wajsbrot Plein ciel. Le bruit du temps. 2024, p. 20

 

Emmanuel Hocquard : le livre, la phrase, la pensée

 

L’expérience en question concerne penser et écrire à plusieurs. Ca va contre toutes les habitudes. Et [...] ça remet en question, pour une bonne part au moins, un des sacro-saints piliers de notre culture : le livre. Nous aurons donc à examiner de très près la notion de livre. Nous aborderons la question par le biais du format-livre. Qu’est-ce que ce «format» permet et (surtout) qu’est-ce qu’il interdit. Notre expérience portera sur quel format inventer pour parvenir à faire ce que le format-livre nous interdit de faire ? (p. 51-52)

La phrase est à sens unique (comme certaines rues). L’ordre des mots y est prédéterminé. Le temps y est réglé par la conjugaison et la concordance des temps. [...]

L’auteur de la phrase est extérieur à la phrase, même s’il peut s’y représenter (à l’aide des noms et des pronoms), de même que le peintre est extérieur à son tableau. Il se tient hors limites (ou hors champ).

La phrase n’est pas seulement cette façon d’organiser le langage, elle est une façon d’organiser la pensée, dans les frontières qu’elle impose. (p. 59).

 

Emmanuel Hocquard Le cours de Pise. P.O.L 2018

 

 

 

 

 

Anne Duclos | Punks (extrait)

Il s’agit en tout cas de grandir. C’est la seule question qui ne se pose pas. Mais où ? comment ? L’enfant devra choisir l’enfant qu’il incarnera sans même savoir quel adulte en résultera. L’action ne peut en aucun cas être différée. Encore une fois, n’oubliez pas que c’est un point qui ne soulève aucune discussion. Le temps pousse dans cette direction, c’est-à-dire dans la direction où ça pousse.

Aucune métaphore animale ne parvient à rendre totalement compte de l’être humain. Ce n’est pas une constatation, mais la définition longtemps officielle. Petits loups, petites chattes, il est longtemps difficile de comprendre ce qu’il y a à apprendre. Nombreuses révélations, dans les manuels, de choses dont nous n’avions jamais doutées.

Pour chaque mauvaise réponse, rétorquer que la question était mauvaise. Ce n’est pas la bonne foi qui paiera, mais la systématicité. À ce jeu-là, nous ne nous étonnons pas que d’autres ne veuillent pas jouer. Au fond, comme pour les travaux de groupe à l’école, il faut bien que certains fassent le travail.

https://remue.net/anne-duclos-punks

18 novembre 2023

 

Chakrabarty : Politique de l’espèce humaine en temps de crise planétaire

 

Le temps géologique de l’Anthropocène et le temps de nos vies quotidiennes dans l’ombre du capital s’entremêlent. Le géologique traverse et excède le temps historique humain. (p.39)

 

Nous savons que les humains, outre qu’ils sont une somme arithmétique du nombre total d’humains sur la planète, sont aussi une espèce biologique, Homo sapiens, mais habituellement on ne prête aucune importance politique particulière à ce savoir. Toutefois, quand pour la première fois de toute son histoire la biodiversité dans le monde affronte la sombre perspective d’une « grande extinction » entrainée par les activités d’une espèce biologique, Homo sapiens, on commence à saisir qu’il est urgent de créer un sens politique fondé sur cette seconde compréhension de nous comme espèce profondément inscrite dans l’histoire de la vie. (p. 237)

 

La conscience de l’époque est en fin de compte éthique. Elle concerne notre façon de nous comporter à l’égard du monde que nous contemplons dans un moment de crise globale – et maintenant planétaire. C’est elle qui soutient nos horizons d’action. J’offre donc les pages qui suivent dans un esprit de dialogue avec le lecteur. Comme l’écrit Jaspers, citant Nietzsche, « la vérité commence à deux. » (p. 354)

Dipesh Chakrabarty. Après le changement climatique, penser l’histoire. Gallimard, 2023.

 

Cécile Wajsbrot : Cette place désormais vide

Qu’y a-t-il de privé dans la perte de quelqu’un, de personnel, qu’y a-t-il de collectif ? Que peut-on partager ? (…) Je gardais en mémoire des conversations, des moments, des sourires, des expressions, des intonations, mais tout cela ne faisait pas une personne, tout au plus un souvenir, et il fallait désormais vivre avec ces éclats en tentant de recomposer une image. Avant je n’avais pas conscience de la confiance qu’il faut, par exemple, pour acheter un livre et le ranger dans sa bibliothèque en se disant, je le garde pour plus tard ou commencer et puis le reposer, sentant que le moment n’est pas encore venu. La confiance qu’il faut pour se dire plus tard. Pour penser qu’on pourra. Qu’il ne sera pas trop tard. Et donc, voir quelqu’un de loin en loin, ne pas penser à chaque fois, y aura-t-il une autre fois, croire à la continuité des choses. (…) Et un jour quelqu’un disparaît, et on regrette. Si on s’était vus davantage, si on avait su, si telle parole, au lieu de tomber dans le silence ou de rester implicite, avait été relevée, commentée, estimée à sa juste valeur, si telle réponse avait résonné autrement. Ce qu’on garde, ce qu’on oublie, ce qui est là sans qu’on le sache, et peut-être resurgira un jour – ce qui est définitivement perdu. Aura-t-il su, aura-t-elle su ce qu’il représentait, ce qu’elle comptait ? Cette place désormais vide, qu’en faire ?

Cécile Wajsbrot Nevermore Le Bruit du temps, 2021, p. 80.