A propos pierre hébrard

A vécu en France (Perpignan, Avignon, aujourd'hui Montpellier) et aussi au Canada (Toronto) et en Algérie... A été actif comme formateur, enseignant, chercheur et l'est encore... et aussi lecteur (beaucoup) et écriveur (un peu) ici et là : www.translaboration.fr

l’individuel et le collectif

« Nous déplaçons les lignes peu à peu à la recherche de ce que nous espérons, mais pour cela il est nécessaire que le collectif ne nous bloque pas.

Je ne pose pas ici la question du meilleur sous une perspective individuelle, mais sous une perspective collective et politique, dont il est impossible de faire l’économie. Ou si on veut, je la pose sous une perspective individuelle dans ce par quoi l’individuel ne peut pas complètement s’abstraire du collectif, ne peut pas entièrement lui échapper, dans ce par quoi, l’individuel, en tant qu’il est un fragment du collectif, en porte aussi les caractéristiques, ne peut pas lui échapper complètement, ne peut pas s’en abstraire hermétiquement.

Sinon sans doute la solution serait-elle de s’abstraire hermétiquement du collectif, mais c’est impossible. On ne peut qu’écarter cette hypothèse : le collectif ne cesse de nous revenir au visage et de nous reprendre comme une vague. Je ne vois pas comment nous sortirions indemnes d’un jeu collectif.

(…)

Or nous, donc, plongés dans le collectif et tentant de dessiner l’individuel que nous sommes, que nous cherchons à être, nous heurtant sans cesse à l’énigme double : chercher à être ce que nous sommes, sans le savoir, car ce qui nous guide ne nous est pas donné, mais demande à être construit ; tenter de le concilier avec un devenir collectif dont nous ne savons pas à quel point, dans quelle mesure, il influe sur nous, nous désoriente, nous impose des repères qui ne sont pas les nôtres.

Je crois que le problème est là, dans une articulation du singulier que nous cherchons à être, sans savoir quel il est, avec un collectif dont nous ne savons pas à quel point exactement il nous détermine. Mais d’avoir identifié le problème nous en donne-t-il la solution ?

Isabelle Pariente-Butterlin  Constat 12 (sans résolution)

http://www.auxbordsdesmondes.fr/spip.php?article2095
1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2014.

La critique comme autoconstitution

Dans un chapitre  sur la « gestualité critique » du livre d’Yves Citton « Gestes d’humanités », une section a pour titre : « la critique comme autoconstitution ».  Il y écrit notamment :

« Il est donc bien trop simple d’affirmer que nous sommes ce que nous lisons ou ce que nous mangeons : nous ne nous singularisons que par ce que nous retenons dans ce que nous lisons ou mangeons, par ce que nous en filtrons. Plus précisément encore : davantage que dans les substances que je filtre au sein des flux qui me traversent, mon identité consiste plutôt dans le filtre lui-même, dans le goût (raffiné et toujours en voie de raffinement) qui dirige les discriminations que j’opère autour de moi et en moi.

Le style. Le filtre critique ne constitue pas un geste particulier, mais ce qui me permet de sélectionner certains gestes parmi tous ceux qui me traversent. Mon identité se définit par les gestes dans lesquels je me reconnais. De même que l’état d’attention me permet d’habiter le geste que je suis en train de faire, de même l’attitude critique me permet de « reconnaitre et saisir » certains des gestes qui me traversent, pour en tirer l’occasion de faire progresser mon individuation. »

Yves Citton : Gestes d’Humanités, Armand Colin, 2011, p. 146.

 

Exister par la parole

« Dès lors que nos ancêtres ont vécu dans un milieu où l’on parlait, il est devenu désirable pour chaque individu de prendre place parmi les autres en parlant lui aussi. Comme l’a bien vu Jean-Louis Dessalles, le profit qu’il y a à parler ne s’explique pas seulement en termes utilitaires : il s’agit, en se liant aux autres et en suscitant leur intérêt, de s’intégrer à un cercle existant, d’en former un ou de renforcer son prestige. L’information, en justifiant que l’on dise son mot, et que l’on se montre pertinent, est souvent moins un but qu’un prétexte : en réalité, on désire se faire reconnaître, s’affilier, entretenir un contact. Bref, exister. »

François Flahault, Où est passé le bien commun ? Mille et une nuits, 2011, p. 98.

être et langage

« l’être humain ne saurait accéder à lui-même que dans un monde commun, un ensemble de biens collectifs : langage, représentations, institutions, organisation de l’espace et du temps, manières de faire et d’être, bref une culture, laquelle constitue pour chacun un milieu vital. Il n’empêche que, sans l’existence sociale pré-humaine, le langage n’aurait pu se développer, et sans le développement du langage l’Homo sapiens ne serait pas apparu. (…) Et langage et société constituent eux-mêmes le milieu indispensable à l’éveil de la conscience de soi.

François Flahault : Le paradoxe de Robinson. Capitalisme et société. Descartes et compagnie. Mille et une nuits. 2003, p. 66.

Castoriadis : l’articulation entre le sujet et le social

« la démarche de Castoriadis a été l’inverse de celle des psychanalystes. Il est parti du champ social pour s’intéresser dans un second temps à la psyché, ce qui atteste d’une démarche originale dans la manière d’interroger l’articulation entre le sujet et le social. (…) La réponse suggestive que donne Castoriadis est de situer ce point d’articulation dans la sphère de l’imaginaire, lieu de rencontre entre le sujet et son imaginaire radical étayé sur ses sources pulsionnelles et entre les significations imaginaires de la société. Il en résulte un processus d’appropriation ou de refus plus ou moins intense qui aura pour effet de conforter l’hétéronomie existante ou de développer les forces agissantes vers davantage d’autonomie.

François Dosse : Castoriadis. Une vie. La Découverte, 2014, p.197-198.

Joseph Mornet, sur la clinique de La Borde

« On retrouve dans l’ensemble du fonctionnement les principes de la psychothérapie institutionnelle : « la perméabilité des espaces, la liberté de circuler, la critique des rôles et des qualifications professionnelles, la plasticité des institutions, la nécessité d’un club thérapeutique ». C’est le mouvement ainsi créé qui constitue la fonction « d’analyse » et de formation permanente. Il déjoue la routine et l’ennui. Il provoque des hasards. Il permet des rencontres. Il ouvre des paroles. En un mot, il permet de maintenir le désir en favorisant l’hétérogénéité des champs d’investissement.

De la même manière, toute commission, tout groupe, toute réunion a des statuts précaires: ils ne valent que par leur contexte qui, par définition, est fluctuant car vivant.

En 1955, Félix Guattari, qui accompagnait déjà Oury à Saumery, le rejoint définitivement à la Borde : la clinique fonctionnera avec cette « machine bicéphale » jusqu’à la mort du philosophe en 1992. Il définit ainsi la Borde :

« On met en place autour du malade un système d’objets de médiation pour le prendre au piège de la relation. On tisse une immense toile d’araignée avec des itinéraires, des circuits, des branchements. Dès qu’une petite connexion s’amorce, on la renforce. On fait des nœuds aux points de couture pour que ça tienne. » (F. Guattari, interview du Nouvel Observateur, 7 mai 1973.) (…)

Cinquante ans après l’ouverture de la clinique de la Borde, le bilan de sa pratique déborde largement le seul champ de la santé mentale. Elle traverse tout le champ des sciences humaines, de la philosophie et du politique. »

Joseph Mornet : Psychothérapie institutionnelle, Histoire et actualité. Champ social éditions, 2007.

Giorgio Agamben sur la politique

Quelques extraits du texte de Giogio Agamben : Dans cet exil. Journal italien 1992-1994, in Moyens sans fins. Notes sur la politique. Payot et Rivages, 1995.

Aujourd’hui, les partis qui se définissent « progressistes » et les coalitions dites « de gauche » ont gagné les élections administratives dans des grandes villes où l’on votait. On est frappé par la préoccupation obsessionnelle des vainqueurs de se présenter comme establishment, de rassurer à tout prix les vieux potentats économiques, politiques et religieux. (…)

Une chose est sûre : ces politiques finiront par être battus par leur volonté même de vaincre à tout prix. Le désir d’être establishment les perdra comme il a perdu leurs prédécesseurs.

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Il est important de savoir distinguer défaite et déshonneur. (…) Il y a eu déshonneur parce que la défaite (de la gauche) n’a pas conclu une bataille sur des positions opposées, mais a seulement décidé à qui il revenait de mettre en pratique une idéologie identique du spectacle, du marché et de l’entreprise. Un capitalisme en chapeau melon et à la mauvaise conscience a été battu par un capitalisme plus affranchi et sans complexe (ce qui était prévisible)…

Jean-Claude Milner, dans L’Archéologie d’un échec, a identifié clairement le principe au nom duquel s’est accompli ce processus : transiger. La révolution devait transiger avec le capital et avec le pouvoir comme l’Église avait dû pactiser avec le monde moderne. Ainsi, petit à petit a pris forme la devise qui a guidé la stratégie du progressisme dans sa marche ratée vers le pouvoir : il faut céder sur tout, réconcilier toute chose avec son contraire, l’intelligence avec la télévision et la publicité, la classe ouvrière avec le capital, la liberté de parole avec l’État-spectacle, la société avec le développement industriel, la science avec l’opinion, la démocratie avec l’appareil électoral, la mauvaise conscience et l’abjuration avec la mémoire et la fidélité. (…)

La politique classique faisait une distinction entre zoé et bios, entre vie naturelle et vie politique, entre l’homme comme simple être vivant, qui avait son lieu dans la maison, et l’homme sujet politique qui avait son lieu dans la polis. Eh bien, nous ne savons plus rien de tout cela. (…)

Il nous a fallu nous habituer à penser et à écrire dans cette confusion de corps et de lieux d’extérieur et d’intérieur, de ce qui est muet et de ce qui a la parole, de ce qui est esclave et de ce qui est libre, de ce qui est besoin et de ce qui est désir. (…)

Mais c’est à partir de ce terrain incertain, de cette zone opaque d’indifférenciation, que nous devons aujourd’hui retrouver le chemin d’une autre politique, d’un autre corps, d’une autre parole.

Identité, identités (selon M. Godelier)

En tant que membre de la tibu, il porte un grand nom, celui d’être un « Baruya » comme on est un « Français », mais il est aussi membre d’un des groupes de parenté qui composent cette tribu. Il est un « Bakia », par exemple, mais son identité ne se réduira jamais à ces deux identités englobantes.(…) Il (elle) a autant d’identités qu’il (elle) appartient simultanément à différents groupes sociaux par un aspect (ou par un autre) de lui ou d’elle-même. Il est homme et non pas femme, il est le co-initié de… Elle est femme (…) Il est le fils de… Elle est soeur de, mère de…

Toutes ces identités sont des cristallisations en chaque individu de différents types de rapports aux autres, de fonctions et de statuts qui aboutissent à lui  (à elle) et s’impriment en lui (en elle), soit partent de lui (ou d’elle) et vont s’imprimer chez d’autres. Toutes ces identités qui s’impriment en lui ou qu’il confère aux autres, l’individu en trouve et le contenu et la forme au sein des rapports sociaux spécifiques et de la culture qui caractérisent sa société, dans les particularités de leurs structures et de leurs contenus. Elles constituent la multiplicité concrète de son identité sociale, qui n’est jamais un simple addition d’identités distinctes, de rapports particuliers. Car l’identité personnelle, intime d’un individu est toujours le produit d’une histoire singulière… »

Maurice Godelier : Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie. Champs, Flammarion, 2010. (Première édition : Albin Michel, 2007).

fonction poétique du langage et tissage de soi

« C’est que,  pour résumer nous ne pouvons oublier que c’est seulement par les chemins de la fonction poétique du langage que continue à se tisser toujours la singularité radicale de chacun. Le métier que nous choisissons peut habiller l’identité de chacun, la renforcer parfois, mais il constitue souvent un simple déguisement : connaître ou reconnaître quelqu’un, et évidemment soi-même, n’est jamais possible en considérant seulement sa manière d’exercer son travail social, son métier, sa fonction.

S’il nous faut donc, en ce qui concerne notre métier de psychothérapeute, aider à ce que le sujet singulier qui nous parle retrouve tout au moins quelques unes des coutures décousues ou des déchirures de son identité en question, il nous faudra faire attention aussi bien à ce que les paroles disent ou cachent, ou aux actes volontaires ou involontaires, pour insignifiants qu’ils soient, qu’à la fonction poétique qui en fait les relie ».

F. Tosquelles Fonction poétique du langage et psychopthérapie, Erès, 2003 (p. 25).

une étoffe de soi

En avril 2013, Isabelle Pariente-Butterlin avait lancé un atelier philosophie en ligne sur la question de l’acte gratuit. Elle ouvrait la discussion en écrivant (Aux Nords des mondes, 6):

« On repère facilement des actes qu’on pourrait dire gratuits dans notre quotidien. L’acte gratuit, non pas au sens où ce serait un acte que nous accomplissons sans savoir pourquoi, mais l’acte gratuit au sens de tous ces actes que nous accomplissons sans rien en attendre en retour. Tous ces actes dont nous n’attendons rien, et que néanmoins nous accomplissons.

Comme écrire, tous les jours. Comme jouer de la musique, tous les jours. Comme marcher simplement dans la ville ou dans la campagne. Ou bien ces élans auxquels nous donnons une forme dans le monde, et qui sont accomplis sans aucune attente, sans espoir de retour » (…)

Dans les échanges qui suivirent, un(e) certain(e) Do soulignait l’importance de ces discussions et évoquait à ce propos la métaphore du tissage de la soie, avec une photo.

Ce qui m’a incité à écrire ce qui suit :

« J’aime bien la métaphore du tissage de la soie et je voudrais la relier à la question de l’acte gratuit. C’est aussi l’occasion de répondre à Isabelle qui a écrit : »Il doit à mon avis être possible de se casser l’âme comme se casse le poignet ou la jambe ». Et aussi « l’humain est cassant comme du cristal ».
Je ne crois pas que l’âme puisse se briser, elle n’est pas faite d’os, ni de verre, elle n’est pas rigide, ni si cassante, ni si transparente. Elle est plutôt comme une peau, ou mieux comme une étoffe. Elle est tissée de toutes les relations que nous avons nouées avec les autres. Il arrive qu’on y fasse un accroc, que nous devrons raccommoder. Nous y parviendrons plus ou moins bien, au bout d’un certain temps et ce n’est pas sans mal. Mais le tissu à cet endroit ne sera plus jamais comme avant, il restera une trace, comme la cicatrice d’une blessure sur la peau.
L’acte gratuit c’est comme tisser une écharpe de soie sans savoir à qui on va l’offrir, ni même si on va l’offrir à quelqu’un. Ou écrire un texte, quelques mots sans savoir si on va les donner à lire. Tisser un texte, tisser son âme, une étoffe de soi. »